« Mes rêves n’appartiennent qu’à moi », répondit froidement Laura.
Ludovic se retint de pleurer, les yeux humides, comme si elle lui refusait le plus grand des privilèges.
« Partage-les avec moi… Rien qu’un peu…
— Seul mon corps est à vendre ici », soupira-t-elle en jetant un coup d’œil circulaire dans sa chambre, un studio parisien de treize mètres carrés, très bordélique. Son lit double prenait une place centrale. Des taches blanches parsemaient ses draps roses, sens dessus dessous. Dans l’air, il flottait une odeur animale, collante, qui ne partait jamais.
D’une colère puérile, Ludovic frappa du pied le sol, puis resta immobile, dans l’attente. L’argent ne le rendait pas heureux. Il lui manquait ce dont elle disposait, des rêves, et ça, il ne pouvait pas le supporter. Pour le détendre, Laura lui retira sa veste, hors de prix, et lui massa le dos en descendant vers sa ceinture.
« Je ne suis pas venu pour ça, siffla-t-il. Pas cette fois. »
Il s’assit en tailleur sur le lit, comme un adolescent, et la fixa droit dans les yeux. Une lueur brûlante y passa. Elle rougit : on ne la regardait pas souvent ainsi. Il était beau avec ses yeux verts et ses cheveux noirs, malgré son teint pâle et fiévreux.
« Je payerais cher juste pour les entendre.
— Je refuse.
— Cinq cents euros ? »
Laura déglutit.
« Ou mille ? »
C’était un piège, devina-t-elle.
« Ce n’est pas à vendre. Point barre !
— Moi, j’ai renoncé à mes idéaux au lycée, confia-t-il. Je voulais devenir écrivain. Mais mes parents m’ont poussé vers la finance. Grâce à eux, je ne manque de rien aujourd’hui. J’ai une belle maison. Une piscine. Un chien. Des enfants. Une femme. J’ai juste un creux, là, qui me dévore. »
Ludovic posa sa main sur sa poitrine.
« En choisissant le confort, continua-t-il, j’ai perdu mon âme. »
Elle songea : nombre de ses clients, comme lui, mouraient par manque de rêves. Ils n’avaient plus de temps pour l’amour, la poésie, la paresse, la musique, l’art ou toutes ces choses inutiles qui ne rapportaient rien. La dure réalité les avait étouffés. Avec plus de sept milliards de personnes sur terre, il fallait se discipliner, se nourrir et se résigner. Il en allait de la survie de l’humanité, qui perdait par là même ce qui la sublimait.
Laura avait gardé un projet secret, intact. Ludovic le savait et, croyant avoir tous les droits sur elle, espérait le découvrir depuis plusieurs semaines, sans jamais se lasser de ses refus pourtant clairs.
« Tu sais, répondit-elle, je regrette aussi mes choix, souvent.
— Comment ça ? »
Il lui tendit une cigarette qu’elle glissa entre ses lèvres. Ils fumèrent ensemble. Quelques volutes de fumées s’élevaient vers le plafond à la peinture défraîchie.
« Je suis lasse. Mon corps ne récupère plus comme avant. Heureusement, mes sensations sont comme endolories, ce qui m’offre une sorte d’insensibilité protectrice.
— Je comprends. »
Lui dire son rêve, c’était le perdre. Lui dire, c’était s’assurer que jamais il ne se réaliserait. Superstitieuse, elle préférait mourir que de le dévoiler. Mais il y avait dans l’attitude de Ludovic une douceur, une gentillesse et une tristesse aussi, qui lui donnaient envie de le partager. Elle se sentait si seule, traitée comme un paria. Elle n’avait ni famille ni amis. Qu’est-ce qu’elle risquait au fond ? Rien. A part donner un instant de joie à un misérable inconnu, et pour une fois autrement qu’avec sa bouche et sa peau.
« Chaque jour, abandonna-t-elle, j’économise pour m’acheter une maison à la campagne. »
Silence. Il ferma les yeux, savourant chaque mot telle une liqueur en bouche.
« Continue ! Je t’en prie.
— Puis je construirai une grande arche pour les animaux. J’y protégerai les chats errants, les chiens abandonnés et les oiseaux mutilés. Je les réparerai, tous souillés qu’ils sont par les Hommes. »
Il sourit, hagard.
« C’est… C’est magnifique ! Inutile, mais magnifique.
— C’est mon but en tout cas », dit-elle, flattée.
Emue d’avoir pu tenir une conversation normale, elle ressentit une chaleur dans son cœur éteint depuis longtemps. Il posa sa tête sur son épaule ; elle l’enlaça.
« Moi aussi, j’avais un rêve autrefois : écrire…
— Alors, rattrape-le et ne le lâche plus jamais, quoi qu’il t’en coûte. »
Il se leva, d’un air déterminé et résolu :
 « Oui, il n’est pas trop tard. Tu as raison.
Jamais.
— Merci, Laura. »
Il lui caressa la main. Existait-il encore des êtres capables de respect ? Elle lui sourit, d’un sourire maternel. Avant de partir, il lui glissa à l’oreille :
« C’est décidé… Je commencerai par une courte nouvelle sur toi. »