Elle hurla. Une fois. Longuement. Douloureusement. Deux fois. Farouchement. Epouvantablement.
            Réveillée en sursaut, Nanou bondit hors de son lit et courut vers la chambre d’à côté. Elle ouvrit la porte à la volée et se précipita dans la petite pièce comme si elle avait une armée de diables à ses trousses. La fillette était assise toute droite dans son petit lit et hoquetait tout en poussant de petits gémissements semblables à ceux d’un chiot abandonné.
            La vieille dame s’assit lourdement sur le lit et serra fort Christelle contre sa poitrine, lui offrant le refuge réconfortant de ses bras. Peu à peu, les sanglots de l’enfant s’apaisèrent, jusqu’à disparaître complètement. Quand enfin elle put parler, elle articula avec difficulté :
            — J’ai fait un cauchemar. Oh, Nanou, c’était affreux !
            Sa grand-mère lui passa délicatement sa main dans les cheveux tout en la réconfortant du mieux qu’elle le pouvait :
            — Ce n’est rien, ma belle, ce n’est rien. Juste un mauvais rêve, mais il est parti. Je vais rester avec toi le temps que tu te rendormes.
            Nanou s’allongea doucement à ses côtés et la petite fille se blottit peureusement dans ses bras. Quand, enfin, la respiration régulière de l’enfant indiqua à la vieille femme qu’elle s’était rendormie, elle se dégagea délicatement, puis retourna se coucher.
            Nanou était inquiète. Depuis que les cauchemars avaient été bannis du monde, il était très rare qu’ils réapparaissent. Mais depuis plusieurs mois, ils revenaient en force un peu partout, et cela n’était pas bon signe. C’était comme au temps de la dernière guerre qui avait occis la moitié de la planète. A la fin des affrontements sanglants, tout le monde s’étreignait et s’embrassait en jurant « jamais, plus jamais ». Et puis, au fil des années, les vieilles rancœurs avaient ressurgi de l’oubli, les anciennes querelles étaient sournoisement revenues et peu à peu de nouveaux conflits étaient réapparus, encore plus meurtriers que les précédents.
            Le sommeil ne venait pas et la vieille dame soupira. Il fallait qu’elle aille le voir afin de lui demander conseil. Après tout, si quelqu’un pouvait bien savoir ce qu’il se passait actuellement, c’était bien lui. Soudain, un doute effroyable l’étreignit tandis qu’un frisson glacé la parcourait. Et s’il était mort ? Il y avait si longtemps qu’elle n’en avait plus entendu parler, que peut-être que… Elle secoua la tête, alluma sa lampe de chevet et attrapa son livre. Allons, ce n’était plus la peine d’essayer de dormir à présent.
            Au matin, un soleil radieux inondait la petite maison tandis que dehors, les trilles joyeux des oiseaux retentissaient à travers toute la vallée. Nanou fit un rapide ménage avant de donner son petit déjeuner à Christelle. Puis elle attrapa son sac à dos, fourra le repas du midi à l’intérieur avant de dire à sa petite fille :
            — Mets tes chaussures, on va voir quelqu’un.
            Sans poser de questions, l’enfant s’exécuta et suivit docilement sa grand-mère. Elles sortirent du village puis s’enfoncèrent au cœur de la forêt. Plus elles avançaient, et plus les sons s’atténuaient. Plus de fleurs aux couleurs éclatantes, plus de chants d’oiseaux aux notes joyeuses. Au contraire, un air vicié aux relents de pourriture les enrobait d’un manteau putride et malsain. La fillette avait l’impression de se frayer un chemin à travers les entrailles pestilentielles d’un monstre endormi, qui s’il venait à s’éveiller ne ferait qu’une seule bouchée d’elles deux. Finalement, épuisées, elles arrivèrent devant une petite grotte à demi enfouie sous la végétation.
            Intimidée, la petite fille n’osait plus avancer. Doucement, la grand-mère la prit par la main, et ensemble, elles pénétrèrent dans la caverne. Lorsque leurs yeux furent habitués à l’obscurité, elles aperçurent, couchée sur une paillasse, une forme humaine, qui se redressa avec difficulté à leur approche.
            — Bonjour Antoine, dit doucement Nanou.
            Le vieil homme cligna des paupières avant de s’exclamer :
            — Oh, ça par exemple ! Mais… c’est bien toi, Nanou ?
            En riant, la vieille femme lui tendit les mains et l’aida à se relever.
            — Et qui donc veux-tu que ce soit ? Il n’y a qu’une vieille folle comme moi pour oser s’aventurer dans ton repaire.
            Elle frissonna :
            — J’en ai encore la chair de poule. Franchement, j’ai bien cru que je franchissais les rives du Styx, et la petite, à mes côtés, elle n’en menait pas large non plus.
            Le vieil homme répondit d’un air désolé :
            — Allons, Nanou, tu le sais bien, pourquoi je demeure ici. Toi, mieux que personne tu peux comprendre pourquoi je n’ai jamais réussi à m’habituer à ce nouveau monde dans lequel tu vis.
            Vivement la vieille dame le rassura :
            — Ce n’était pas un reproche, Antoine. Oui, je sais tout ce que tu as dû subir. Mais je viens te voir, parce que…
            — Alors, toi aussi, tu l’as ressenti ?
            — Oui. Et j’ai bien peur que cela ne revienne. Qu’en penses-tu, toi ?
            Le vieillard se passa une main tremblante dans les cheveux :
            — Ils reviennent, c’est indéniable. Je crains pour l’avenir, Nanou.
            — Alors, il ne faut pas que notre histoire tombe dans l’oubli. Nous sommes les deux seuls à présent à connaître la vérité. Je suis bien vieille, Antoine, à présent, et si les mauvais jours devaient revenir, je n’aurais pas la force de les affronter. Pourtant il faut que les jeunes sachent, car, à leur tour, dans un futur proche, ils vont devoir se battre. C’est pour cela que j’ai demandé à la petite de nous accompagner. Tu dois tout lui raconter.
            Intimidée, Christelle regardait intensément cet homme dont la patine du temps avait délavé les yeux. De longs sillons, creusés à la serpe sur son maigre visage témoignaient du ravage des années. Antoine les entraîna à l’extérieur. Péniblement, il s’assit sur un tronc d’arbre. Puis il regarda l’enfant :
            — Sais-tu qui je suis, petite ?
            Timidement, elle répondit dans un souffle, tout en baissant les yeux :
            — Non.
            — Je suis vieux, tu sais. Peut-être même plus que ta Nanou. Je suis né avant le grand Bouleversement.
            Christelle ouvrit de grands yeux :
            — Mais, ce n’est pas possible ! Il ne reste plus que Nanou de cette époque-là. Tous les autres sont morts. Il ne reste plus qu’elle, et…
            Comprenant soudainement ce que ses paroles impliquaient, l’enfant eut un sursaut d’effroi tandis qu’elle reculait vivement en portant la main à sa bouche. Antoine acquiesça :
            — Oui, petite, c’est bien moi.
            La peur l’enveloppa de son suaire d’épouvante tandis qu’elle murmurait :
            — Le briseur de rêves !
            — Tu ne dois pas avoir peur de lui, la rassura Nanou. On a dit bien des choses, sur lui, mais cela n’a jamais été la vérité. Aujourd’hui, il va te la raconter, pour que tu saches que c’est grâce à lui que le monde que tu connais aujourd’hui a pu exister.
            Le vieillard frotta doucement ses mains l’une contre l’autre afin d’en chasser l’arthrite qui déformait ses doigts. Puis il commença son étrange histoire :
            — Il fut un temps où plus rien n’existait sur cette terre. Les guerres incessantes avaient ravagé la moindre parcelle du monde, et il n’y régnait plus que la violence et le chaos. Tout mourait peu à peu. Les animaux agonisaient, les jolies fleurs que tu aimes tant respirer avaient disparu, jusqu’aux couleurs du monde qui s’étaient étiolées pour ne plus former que du gris et du noir, après qu’une de leur bombe, encore plus puissante que les autres aient formé un dôme de ténèbres sur la terre, chassant à tout jamais la douce chaleur du soleil et le chatoiement des étoiles. Tout était noir. Noir comme le désespoir qui étreignait le cœur des humains rescapés. Seules survivaient quelques petites fleurs plus obscures encore que les ténèbres, qui se multipliaient à la vitesse d’un cheval au galop et envahissaient le moindre coin de nature. Elles avaient un tel pouvoir d’absorber la lumière que tout devint très vite de plus en plus sombre.
             En contemplant ce cataclysme, les rares savants qui avaient survécu devinrent fous, et ils inventèrent une machine infernale qui plongea encore plus le monde dans le chaos. Ils chassèrent définitivement toutes les couleurs de cette terre. N’étaient plus autorisés que le noir et le gris. C’était facile, car alors ne régnaient plus que mort et désespoir.  Pourtant, dans leur folie, ils allèrent encore plus loin. Ils inventèrent une machine sophistiquée qui brisait les rêves de chacun. Désormais, il était interdit à quiconque de rêver, sous peine de mort, et la machine y veillait, ça, tu peux me croire.
            Antoine, à bout de souffle, s’arrêta et ferma les yeux. Trop de souvenirs douloureux ressurgissaient et broyaient son âme. Puis, doucement, il reprit :
            — Mais il fallait quelqu’un pour faire fonctionner cette maudite machine. On choisissait une personne jeune, toujours de sexe masculin, et dès sa naissance, on lui faisait subir un entraînement abominable, en lui faisant vivre tous les cauchemars qui pouvaient exister. Cette personne, soigneusement sélectionnée et entraînée, n’avait pas le droit de rêver. Jamais. Et surtout, surtout, elle devait coûte que coûte, empêcher les gens de rêver. Si elle venait à échouer, elle le payait de sa vie, et un autre enfant prenait sa place. Ces individus, qui étaient liés à vie à la machine, et que l’on aurait pu assimiler aux bourreaux du moyen-âge, on les appela « les briseurs de rêves ». C’est ainsi qu’à mon tour, je fus sélectionné. Je vécus les pires cauchemars qu’un enfant pouvait connaître. Des monstres effrayants qui me poursuivaient de leurs longs doigts crochus, des goules glaçantes qui me ricanaient aux oreilles, des striges aux longues dents acérées, des peurs effroyables qui me broyaient l’âme et me faisaient hurler de terreur. Et à mon tour, je distillais les cauchemars les plus terrifiants aux humains, petits et grands. Pourtant, tout au fond de moi, j’attendais un miracle, quelque chose qui mettrait un terme à ce monde effrayant.
            Et puis un jour, j’ai fait un rêve…un rêve où les fleurs, ces abominables fleurs noires qui aspiraient la moindre lueur et toutes les couleurs, mouraient sous mes pas. J’ai fait un rêve où la lumière chassait l’ombre. Où la noirceur de l’âme humaine s’évaporait comme au sortir d’un mauvais songe.
            — Et c’est ainsi que la lumière est revenue et que les couleurs ont pu exister de nouveau ? souffla l’enfant émerveillée.
            — Oui, petite. La machine n’a pas été détruite, elle existe toujours, et c’est bien ce qui nous inquiète, ta Nanou et moi, car nous craignons que les cauchemars reprennent du pouvoir et que d’autres soient tentés de nouveau de faire fonctionner cet engin maudit. Pourtant, un jour, moi, Antoine, j’ai chassé les cauchemars du monde. J’ai repeint les couleurs du monde et votre vie à tous a changé. Parce qu’un jour, un jour exceptionnel, j’ai fait un rêve…
            — ANTOINE !!!
            L’enfant sursauta. Il s’était assoupi sur la manette de la machine à cauchemars. Un homme grand, immense, presque un géant s’encadra dans la porte du vieux grenier où l’enfant était cloitré.
            — Dis donc, toi, tu n’étais pas en train de rêver par hasard ? demanda-t-il suspicieux.
            — Non, non, maître, je ne me serais jamais permis. C’est… c’est juste que je me suis endormi et…
            — Tu sais ce qui arrive à ceux qui rêvent ? Réprimandant férocement le géant.
            — Oui, oui, maître, je vous assure que…
            — Allez, c’est bon pour cette fois. Mais que je ne t’y reprenne plus. Descends, et va me chercher du pain chez la voisine.
            Le jeune garçon se dépêcha d’obéir aux ordres de son maître qui lui assena une claque magistrale derrière la tête tandis qu’il passait à ses côtés. L’enfant supportait de moins en moins les cauchemars qu’il était obligé d’infliger aux gens. Il voulait tant que cela change. Il voulait tant voir de la couleur. Il voulait tant être heureux. Il voulait tant rêver de jolies choses.
            En sortant sur le pas de la porte, les fleurs couleur de ténèbres, agitées par une petite brise, s’inclinèrent sur son passage, tandis qu’il murmurait :
            — Aujourd’hui, j’ai fait un rêve…j’ai fait un rêve où les fleurs mouraient sous mes pas et là où elles s’éteignaient, les couleurs du monde renaissaient…