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Écrit priméL'horloge astronomique de Marbourg

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« Laurence, lors de ton prochain séjour en Allemagne, avait insisté Tante Hélène, si tu passes par Marbourg, visite son château car il faut absolument le visiter, insiste pour être accompagnée d’un conférencier agréé par l’Université. Les autres guides n’y connaissent rien et tu perdrais ton temps ». De sa poussiéreuse bibliothèque, elle sortit un album épais relié de cuir vert et entreprit de me montrer quelques photographies des principales curiosités de la ville de Marbourg. Celle-ci m’apparut en effet fort belle et gothique à souhait.
Je savais que dans sa jeunesse avant d’achever ses études, Tante Hélène avait bénéficié d’une bourse pour passer un semestre à l’Université de Marbourg, où elle s’était illustrée par de brillantes recherches sur la filiation entre les racines latines et les dialectes germaniques du Nord de l’Allemagne. A la fin de son séjour, au cours du mois d’août 1967, la ville avait connu un mouvement de panique. Un virus jusque-là inconnu s’était subitement manifesté, provoquant le décès mystérieux d’une dizaine d’employés des Laboratoires Behring. « S’il n’y avait pas eu l’affaire du virus de Marbourg cet été-là, je ne serais pas rentrée aussi précipitamment en France. Mais à l’époque je n’étais pas très courageuse et puis c’était plus que je ne pouvais supporter après avoir enduré tant d’émotions ! ».
« Voulez-vous dire qu’en plus du risque épidémique, et en écartant les pièges de la gastronomie à base de “Rindwurst” et de “Leberwurst”, d’autres dangers vous ont menacée dans cette jolie ville ? », la questionnais-je intriguée.
Après un silence qui me parut interminable, Tante Hélène soupira, « un drame horrible s’est déroulé dans l’enceinte du château, environ deux semaines avant la découverte du virus. Par malchance, je me suis retrouvée mêlée à cette triste histoire. Sans doute à cause de moi, un malheureux a perdu la tête sous mes yeux ». De penser qu’un soupirant éconduit ait pu éprouver pour Tante Hélène des sentiments d’une telle intensité, me laissa sans voix. Depuis sa jeunesse, la pauvre jouissait dans la famille du surnom bien mérité de “la momie”, n’était-ce pas là l’illustration une fois de plus que l’amour rendait aveugle ? J’inclinais la tête avec compassion tout en marmottant quelques mots indistincts, espérant l’amener ainsi à m’en dire un peu plus.
« A mon arrivée à Marbourg, je fus accueilli par le vieux professeur Hartmann, responsable du Département de Philologie de l’Université. L’entretien eut lieu dans son austère bureau lambrissé situé au troisième étage d’une tour qui surplombait l’étroite cour intérieure du château des Landgraves… ».
En ce mois de février, soucieuse de faire bonne impression, la jeune française se tenait au garde à vous devant la porte du bureau de son tuteur, deux minutes exactement avant l’heure du rendez-vous. Avant qu’elle n’ait eu le temps de frapper à la porte, celle-ci s’ouvrit à la volée, laissant apparaître le Pr Hartmann l’air soucieux et contrarié. Il lui demanda non sans une certaine rudesse s’il était bien 16 heures. Respectueusement, Tante Hélène en convint rassurée par un coup d’œil jeté sur sa montre-bracelet. Après avoir tiré de sa poche une vénérable montre à gousset, le Professeur se radoucit. Il approuva gravement, félicita la visiteuse de sa ponctualité et pour finir l’invita à entrer dans son bureau.
A peine tous deux s’étaient-ils installés sur de hautes chaises Biedermeier, qu’une sonnerie de carillon retentit dans la cour. Un nuage d’irritation et de mécontentement assombrit le visage de son hôte. « L’affaire est grave. Flosshilde est encore en retard… », lâcha-t-il abruptement avant de se ressaisir. L’entrevue se déroula cordialement en l’absence de la retardataire, sans doute trop honteuse pour se présenter. Le mois suivant, quand la jeune française eut pris ses marques dans la prestigieuse université, elle s’inquiéta auprès d’une assistante pour savoir qu’elle était cette jeune femme si désinvolte, dont elle entendait fréquemment parler et qui avait suscité la colère du Professeur Hartmann.
La question naïve eut le don de dérider son interlocutrice, elle lui dévoila en riant qu’il s’agissait du surnom affectueux porté depuis des siècles par l’horloge du château représentée dans les armoiries de l’Université. Cette révélation vint éclairer sous un angle nouveau toutes les conversations entendues dans les couloirs de l’Université dont le sens lui avait alors échappé. Cette année-là, le corps professoral se souciait davantage d’une mécanique d’horlogerie au passé glorieux, que de la mise en œuvre du rapprochement franco-allemand, dont la première étape consistait en une messe solennelle prévue pour le 8 juillet dans la cathédrale de Reims en présence du “Général” et du Chancelier Adenauer. Derrière les murs illustres du château, Flosshilde constituait en effet le principal sujet de discussion et de désaccord entre professeurs. Même les étudiants les plus dissipés devinrent plus ponctuels afin d’observer la progression du débat qui secouait la vieille l’institution et menaçait son unité.
Piquée par la curiosité, Tante Hélène mena sa petite enquête au sein de l’Université. Elle apprit ainsi que Flosshilde avait vu le jour à la fin du XIIIe siècle peu après que Marbourg ait été choisie comme lieu de résidence des ducs de Hesse. Soucieux d’étaler leur munificence, dès leur installation au château les ducs avaient passé commande d’une mécanique à complications susceptible de rivaliser avec l’horloge astronomique de Prague. Leur choix s’était porté sur Maître Bräesçäk qui dans sa jeunesse avait été apprenti de l’horloger Pogerz lui-même. Bien que sans égal dans son domaine, l’homme souffrait d’une réputation détestable, du sang turc coulait dans ses veines et la rumeur le créditait de s’adonner en cachette à la magie noire. La mécanique de Marbourg se distinguait principalement de celle de Prague par une étrange faculté : elle possédait la capacité de se réparer par elle-même. Au début de chaque semestre, en application des instructions laissées par le maître, des artisans venaient remplir différents compartiments de menues pièces neuves d’horlogerie tandis que des éléments usagés tombaient dans d’autres tiroirs prévus à cet effet. Même pendant la dernière guerre, ce rituel fut scrupuleusement respecté.
Depuis sa mise en service, Flosshilde n’avait jamais manifesté le moindre dysfonctionnement. Jamais non plus, aucune autre main humaine ne l’avait effleurée après que les ouvriers de Maître Bräesçäk aient scellé les trappes qui menaient à ses entrailles. Hélas, comme le soulignait régulièrement le Pr Hartmann ainsi que ses confrères, l’horloge du château des Landgraves souffrait de retards inexplicables et répétés depuis l’automne 1966. Sans l’existence d’un contrat entre la noble famille des ducs, les bourgeois de la ville et le maître-horloger, l’affaire eut été simple à traiter.
Sauf qu’un privilegiata et solemni concordia avait été signé entre les parties, défendant à quiconque de s’immiscer dans la marche du mécanisme durant un millénaire. De plus, l’Université se retrouvait liée car une copie du document enregistré dans les archives de la Cour des Landgraves lui avait été communiquée lorsque celle-ci vint cohabiter au château après sa fondation.
Les Facultés de théologie, de psychologie et plus généralement de sciences sociales tenaient pour la plupart à respecter les conditions du contrat, remarquant que la bonne marche de l’Université ne se trouvait pas entravée par ces quelques minutes de retard. Les Facultés de sciences exactes et de médecine défendaient la position inverse et insistaient sur l’urgence d’une réparation. Plus réservés, les membres de la Faculté de droit estimaient une intervention possible sous réserve de l’approbation conjointe du corps universitaire, de la Ville et des descendants des ducs et de Maître Bräesçäk.
Des généalogistes aidés de détectives assumèrent la tâche la plus difficile du projet : retrouver un représentant autorisé de la famille ducale. En un temps record, ils identifièrent à l’autre bout du monde une septuagénaire qui pouvait raisonnablement prétendre parler au nom de l’illustre famille. Celle-ci se souciait comme d’une guigne des états d’âmes de l’Université et de son horloge, elle signa donc et approuva tous les documents qui lui furent soumis. Parallèlement, les enquêteurs établirent avec certitude qu’après avoir réalisé son chef d’œuvre, Maître Bräesçäk avait mystérieusement disparu sans laisser de descendance. Ainsi le premier vendredi de mars dans le grand amphithéâtre d’honneur de la Faculté de droit, devant une brigade d’huissiers et de notaires, se tint une grande assemblée où votèrent solennellement le Chancelier, le Doyen et les professeurs de l’Université ainsi que le Bourgmestre et les magistrats de la Ville. A plus des deux tiers des votes exprimés, la réparation de Flosshilde fut approuvée. Dans le Land de Hesse, l’évènement bénéficia d’une couverture médiatique bien supérieure à celle du programme américain engagé pour la conquête de l’espace.
Dès le résultat du vote, la fièvre qui s’était emparée de l’Université retomba immédiatement, et chacun retourna à des occupations plus académiques. Après une procédure accélérée, la célèbre manufacture Mühle & Glashütte emporta l’appel d‘offre haut la main. Malheureusement, après avoir brisé les sceaux séculaires des dossiers qui contenaient la volumineuse documentation et les plans de l’horloge, l’entreprise ajourna sine die le début des travaux programmés à fin mai.
« C’est à ce moment-là que le Pr Hartmann me sollicita pour assister les experts de la manufacture. Incapables de comprendre les archives techniques de l’horloge toutes rédigées en… latin, les employés recherchaient une traductrice. Ce travail généreusement rémunéré vint compléter la maigre bourse d’étude dont j’étais titulaire ».
Outre ses fins de mois, la jeune étudiante améliora ainsi son vocabulaire technique. A plusieurs reprises, elle eut la chance de pouvoir approcher l’importante menuiserie, grande comme un buffet d’orgues, où se cachait le mécanisme d’horlogerie. La source latine parfois trop équivoque demandait en effet à être interprétée en tenant compte de la situation et des observations de la mécanique.
Dans ces moments-là, Tante Hélène avait plaisir à discuter avec les techniciens aux cheveux blancs qui notaient respectueusement ses suggestions et dont certains avaient l’âge d’être son père. « Un après-midi, je fus appelée en urgence. Un horloger avait continué d’explorer l’automate sans attendre le résultat de mes travaux. Il demandait mon aide pour lui indiquer les fonctionnalités d’une manette qu’il avait aperçue derrière une trappe. J’apportais en courant les précieux originaux en latin qui traitaient de cette zone précise du mécanisme, au risque de les disperser aux quatre vents ».
Après avoir repris sa respiration, la jeune étudiante entama de déchiffrer les textes à la volée et de les traduire à haute voix en allemand. Elle le fit en tremblant, comme à chaque fois qu’il lui fallait approcher la gigantesque menuiserie de bois sombre, gravée de signes cabalistiques. Par ses dimensions et sa forme étrange, celle-ci inspirait la crainte et le respect tel un mausolée. L’assemblage semblait en effet constitué d’un bois propre à avoir servi autrefois aux gibets et aux échafauds.
Une fois encore, les auteurs avaient trempé leurs plumes dans un encrier teinté d’hermétisme, où se mêlaient mécanique et ésotérisme. Leur texte insistait en préambule sur les dangers à vouloir approcher l’âme de l’automate sans y être préparé, car abaisser le levier pouvait attirer la foudre des anges vengeurs de l’Apocalypse. Après avoir ri avec l’artisan, l’étudiante relut le texte plus attentivement et lui confirma sa traduction.
« Montant alors sur une petite échelle, l’ouvrier engagea par l’ouverture la moitié supérieure de son buste qui fut comme avalée dans la machine. Sa voix me parvenait étouffée tandis qu’il me décrivait ce qu’il voyait : des engrenages et l’étrange alignement des personnages dont l’ordre d’apparition sur les cadrans de l’horloge variait selon les heures… ». L’ouvrier avait alors actionné la commande. « Il poussa une exclamation de surprise amusée tandis que les engrenages grinçaient. Puis soudain, la frayeur remplaça l’amusement lorsque son torse se retrouva immobilisé comme pincé dans un étau par un mécanisme jusque-là indétectable ».
L’homme semblait terrorisé par l’apparition d’un personnage inconnu, semblable à une momie, qui s’approchait de lui en compagnie du personnage de la Mort, « Il m’implora de le sortir de là, comme il se débattait en vain tel un rat dans un souricière… ». Morte de peur, l’étudiante avait tenté sans succès de le délivrer, « la Mort vient de lever sa faux, avait-il hurlé. J’entendis alors un horrible bruit de ressort et le sifflement d’une lame… ».
Un torrent de sang se déversa en pluie depuis l’ouverture, tandis que la tête du malheureux roulait jusqu’aux pieds de l’étudiante interdite…
« A votre place Tante Hélène, je me serais évanouie », murmurais-je horrifiée. Elle me confirma qu’elle avait en effet perdu connaissance. Lorsqu’elle reprit conscience espérant avoir rêvé, ce fut dans les bras de l’un des policiers appelés par l’Université. L’horloge avait relâché sa victime. Le corps décapité gisait à présent dans une mare de sang à quelques pas de la tête, ainsi qu’une véritable scène d’horreur.
En quelques jours, les experts de la police scientifique assistés des horlogers de Mühle & Glashütte conclurent que l’ouvrier avait été victime d’un piège installé par Maître Bräesçäk.
Dès lors, les artisans redoublèrent de prudence car il apparut évident que l’horloge contenait certainement d’autres malices imaginées par son diabolique créateur afin de protéger les secrets du mécanisme. Des historiens émirent l’hypothèse que la momie découverte pouvait bien être le corps desséché de Maître Bräesçäk lui-même. L’Université l’envoya donc pour analyses aux Laboratoires Behring.
Etrangement deux semaines plus tard, les établissements Behring devinrent l’épicentre d’une épidémie inconnue dénommée “virus de Marbourg” par les biologistes. « Pour éviter un scandale et ne pas affoler l’opinion, la presse inventa le conte des singes verts, conclut Tante Hélène. Mais à l’Université tout le monde pressentait que le virus provenait de la momie. Celle-ci fut d’ailleurs discrètement incinérée. Inutile de te dire que sans son macabre composant, l’horloge ne fonctionna jamais plus, malgré tous les efforts conjugués des experts de Mühle & Glashütte ».

Écrit priméL'horloge astronomique de Marbourg

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Nouvelle ayant reçue une mention spéciale du concours de nouvelles organisé en partenariat avec le groupe Facebook Auteurs, Blogueurs et Lecteurs: Même passion.

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