Le crépuscule des ailes
Le quai de la ligne douze s’appelle Ode au printemps. Il accueille chaque jour une foule de gens pressés et anxieux dont fait partie Ménéas. Petit, laid comme une taupe, il végète face à deux rails rouillés, les oreilles bouchées par des écouteurs et les yeux rivés sur son smartphone.
Un adolescent classique.
A l’intérieur, C’est toutefois très différent. Son cœur bat la chamade et son esprit tourne à toute vitesse. Ses nerfs chauffés à blanc menacent de sauter. Un seul piaillement suffirait à faire capoter toute l’opération.
Le métro s’engouffre dans la station et c’est comme un soulagement. « Ici, Le risque retombe presque à zéro » pense-t-il. Une fois adossé à l’endroit le plus reculé du wagon, il ouvre un peu sa veste. La rame émet une série de bruits sonores autour de lui. Coincé entre la sonnerie des portes coulissantes, le vrombissement des essieux et le crissement des freins, le silence n’existe plus vraiment.
Il commence à reprendre le contrôle de ses émotions quand un clochard s’approche. Rien de surprenant si l’on connait la réalité des transports en communs. Désormais, les sans-abris s’agrippent aux manches d’usagers presque aussi pauvres qu’eux. En faisant cela, ils rappellent la punition réservée aux exclus de la société et tout le monde tient son rang sur la ligne douze.
Pour l’heure, il craint surtout de voir le clochard s’approcher et découvrir le pot-aux-roses. Il lui jette un regard noir afin de le décourager. Mais le garçon ignore que le désespoir ne cède devant rien ; ni la peur, ni le découragement.
- Monsieur, ergote le vieux mendiant en arrivant à sa hauteur, une pièce, ou un morceau de pain. A ton bon cœur, je t’en supplie.
- Je n’ai rien.
- Juste un centime, s’il te plait. Ou l’une de tes chaussettes. L’hiver n’est pas encore totalement parti…
Ménéas tourne la tête et attend le départ du vieillard. Depuis la Grande crise, les hommes âgés, jugés inutiles, finissent souvent à la rue.
- Une chaussette, répète-t-il sottement en effectuant un demi-tour.
- Attendez !
La résistance du garçon s’est brisée. Il enfonce sa main au creux de sa poche et en sort une petite pièce rouge. Mais le clochard ne regarde pas. Il vient d’entendre son secret.
C’est un son que plus personne ne connait vraiment. Dans les villes, ils ont disparu depuis vingt ans. A la campagne, ils subsistent encore via quelques nichées assez discrètes pour échapper aux détecteurs.
De nos jours, les enfants les découvrent aux musées ou aux zoos holographiques. Les anciens se rappellent de leur présence sur les tours et les façades. La plupart d’entre eux ont participé à leur extinction. D’autres, plus romantiques, murmurent une prière à leur égard lorsque le soleil se couche.
Tout se passe très vite. Le sans-abri lâche un juron obscène et s’avance. Ménéas n’attend pas d’être coincé, il fonce hors du métro qui vient de s’arrêter. Le vieil homme tente de le suivre mais, affamé comme il est, ses jambes refusent de le porter. Il parvient juste à agripper le bas de son pantalon et lâcher : - C’est une grive ! Une bon dieu de grive musicienne ! Fonce mon garçon, fonce vers la Décharge !
L’adolescent n’a pas attendu ce conseil. Il grimpe quatre à quatre les marches de l’escalator. Derrière lui, on crie et on se bouscule. Du coin de l’œil, il voit le vieillard bloquer le passage de son corps usé. Puis, un grand gaillard l’éjecte contre un panneau publicitaire et hurle dans sa direction.
C’est la période de pointe. Les rues sont encombrées et Ménéas parvient à se fondre parmi la cohue généralisée. Il retrouve ainsi une quiétude relative car il sait que les gens de la ligne douze vont donner son signalement à la PDM. Le garçon évacue ses pensées. A l’intérieur de sa veste, Elias lâche des piaillements plaintifs. Il faut dire qu’il a été rudement secoué tout à l’heure.
L’âge d’Elias est inconnu. Il est tombé du ciel sur le rebord de sa fenêtre trois semaines auparavant. Son vol incertain, sa houppette claire et les tâches mouchetées qui ornent sa poitrine donnent à Ménéas l’impression que c’est un juvénile. Il n’en est pas certain. En fait, le garçon ignore tout des oiseaux. Jusqu’à ce que le sans-abris crie le nom de son espèce, Ménéas pensait qu’il était un pigeon ou un choucas.
Il sort un bout de pain. Elias le gobe tout rond et recommence à rouspéter. Son bec pointe vers le haut et sa tête bouge par petits à-coups saccadés. Ménéas l’observe. Il apprécie cette débauche d’énergie, qu’il associe à de la curiosité et de l’entrain. En une minute, Elias finit le bout de baguette et se calme. Il est temps de repartir.
La lumière décroit à l’horizon quand ils arrivent à la Décharge. La zone bétonnée se dresse comme une imposante muraille. Elle instille le doute chez l’adolescent. Beaucoup de légendes courent sur ces lieux abandonnés : Prison, Eldorado, No man’s land, Jungle. Il espère simplement qu’Elias y trouvera sa place.
Le policier du véhicule d’intervention n° 16 ajuste son plastron. Sur les ondes, le foutoir règne. Un code 5 a surgit de nulle part, mobilisant la majorité des effectifs de la PDM. Actuellement, un gamin arpente la ville avec un VNI, un volatile non identifié. Il encourt cinq à trente ans de réclusion pour ce crime. Le policier en conclut que c’est un jeune fou préparé aux conséquence de son acte.
Il ouvre sa portière et entreprend une patrouille discrète. Il garde sa lampe tactique éteinte afin de passer inaperçu. Si le délinquant est malin, il tentera de pénétrer le lieu interdit. C’est son unique chance d’éviter le quadrillage de la PDM. Le policier a vu juste. Trois minutes plus tard, il parle à son transmetteur.
- J’ai appréhendé la cible.
Ménéas lève les mains en l’air. A l’instant où il allait passer sous le grillage, un faisceau jaune l’a épinglé sur place. Maintenant, tout est terminé. Il va finir dans un centre de redressement citoyen et Elias va mourir. L’injustice brûle son corps au rythme de ses tripes révoltées. Il charge l’adulte en armure.
Le policier évite l’assaut, tire un coup en l’air et braque à nouveau son arme sur lui. Toute son attention est ciblée sur la silhouette en face de lui et il ne remarque pas tout de suite la deuxième attaque. Les agents de la PDM sont formés à résister aux situations de stress. Mais découvrir un petit oiseau en train de picorer son épaule revient à recevoir une claque d’un dragon. Le fonctionnaire hurle en vidant son chargeur.
Elias étend ses ailes. En planant, il rejoint son bienfaiteur qui baigne au milieu d’une une mare de sang. Il tourne la tête sur le côté, plein d’énergie et plein d’entrain.
Ménéas se redresse. Une balle perdue l’a touché sans qu’il parvienne à savoir où. Il devine juste la gravité de ses blessures à la couleur pourpre de ses mains. Le flic a pris ses jambes à son cou, personne ne peut l’aider. Que faire ? Chercher du secours et être désigné coupable ? Ou s’enfoncer dans la Décharge et espérer y trouver son salut ?
Le temps s’arrête. Un grive musicienne chante le chemin.