Assis sur leur chaise plantée dans le sable, deux vieux bonshommes écoulent le temps paisiblement. Ils discutent. De tout. De rien. De leur vie d’avant. Des histoires du jour. De celles d’après. Sans jamais se regarder. Les yeux fixent l’océan ou la prison, non loin.
Le crépuscule jette des ombres mouvantes, presque fumantes sur la fin de journée. Une douce langueur s’invite dans l’esprit des octogénaires, comme si la brume imbibait leur cerveau. La liberté, c’est l’imagination. Sous la clarté du jour qui s’enfuit, leurs yeux rougeoient, brillant de malice, de fierté, et aussi d’une certaine sagesse polissonne enfouie quelque part sous la cornée délavée. La liberté, c’est sacré ! L’océan oublie la présence des deux hommes. Il éclabousse leur visage de gouttes salées qui rappellent le goût de l’huître. Les langues lèchent inlassablement l’essence de la jeunesse sur les lèvres. Disparues depuis quelque temps déjà derrière des gencives durcies par la mâche. La liberté, c’est le goût du souvenir ! À l’ouest, à droite donc, la prison étend son ombre gigantesque sur le miroir d’eau salée ; mastodonte de fer, ceint par de hauts murs en pierre. Qu’importe ! La brise marine s’élance au pas de course, enjambe l’obstacle, déployant son odeur de coquillages humides jusque dans la cour. Là, un octogénaire, complétant le trio, assis sur un muret, se délecte de la même huître. La liberté, c’est sans barrière, même en pierre. C’est Sergio. Rassuré de savoir ses deux amis non loin derrière le mur. « Vue sur l’océan ». « Vue sur la prison ». « Vue sur lui » pour qui sait regarder à travers le crime. La liberté, c’est le pardon.
Deux chaises en paille perdues dans l’immensité d’un grain de sable. Deux bonshommes « en habits du dimanche ». Chapeau en feutre d’Italie. Troué. Becqueté par les mouettes. Ceinture sur le chapeau. Ceinture sur le pantalon. Pour retenir la souplesse. Souliers vernis sans vernis ; parti en même temps que Sergio « en habits de prisonnier ». La liberté a un prix !
Soudain, un sifflement s’élève dans les hauteurs du ciel sans soleil. « Ça fait belle lurette que je peux plus siffler comme ça », dit le vieil homme de droite. « Bon sang, si t’avais pas aussi peur des dentistes, t’aurais un dentier de toute beauté ! » répond celui de gauche. Il adresse à son vis-à-vis un sourire éclatant en faisant claquer sa langue contre son palais. La liberté, c’est sourire de toutes ses dents ! C’est blanc. « Tiens, regarde ce que m’a écrit Constance, mon arrière-petite-fille. C’est mon petit-fils qui est venu me le porter, l’autre jour. » L’octogénaire « à la dentition fantôme » déplie le papier, un joli parchemin décoré de fleurs, et avise son interlocuteur, l’air perdu. « C’est un acrostiche. C’est vrai, t’y comprends rien aux lettres, toi ! » La liberté, c’est la connaissance. « P-A-P-I », déchiffre l’ignorant. « Je crois qu’elle connaît pas mon prénom. En vrai, je m’appelle Raymond. Mais y a moins de lettres dans "PAPI". Alors pour démarrer, c’est bien. » La liberté, c’est jouer à son rythme.
Papa est ton petit-fils.
Amandine est ma petite sœur.
Papa est toujours ton petit-fils.
Isabelle je la connais pas.
(Désolée pour la dernière j’avais pas d’idées.)
Constance
« Ah, oui ! C’est prometteur ! » La liberté, c’est le mensonge aussi. « Eh ! Ray, avise un peu le convoi qui s’amène ! » Les nouvelles recrues s’enfoncent dans l’enceinte de pierre, transformée pour l’occasion en tombeau de marbre. Le marbre et la pierre, c’est pas pareil. La liberté, c’est comme ça. « Tu vois, estime-toi heureux de connaître tes descendants, même s’ils sont nuls en acrostiche. » C’était sorti tout seul. Raymond ne relève pas. Il esquisse un sourire que lui rend l’immensité de l’océan face à lui. La poésie, c’est la franchise de la Nature. La liberté aussi. Raymond enchaîne : « Eh oui, parbleu, ceux-là, c’est pas de sitôt qu’ils reverront la face de l’enfance ! Je crois que c’est ça la liberté tout compte fait : la longévité, le pouvoir de se placer au bord du monde comme en ce moment, de posséder une encyclopédie de souvenirs dans la tête, et de recevoir un acrostiche raté de son arrière-petite-fille qui connaît pas notre prénom. Accepter de plonger dans l’oubli, même de son vivant ! Regarde Sergio, ça fait combien d’années qu’il est là-dedans ? » Son voisin compte sur ses doigts, l’air endormi. « T’es pas bon en lettres, t’es mauvais en chiffres. Dis, t’es bon à quelque chose, au moins ? » s’inquiète Raymond. La liberté, c’est l’amitié. « Pardi, je les faisais toutes tomber dans mes filets du temps où j’avais encore mes dents ! » « Tu parles de qui, des moules ? » se gausse Raymond. Son vis-à-vis éclate de rire. « Tu as raison, Ray. Maintenant, avec mes gencives à l’air, ça ressemblerait à une sacrée soupe de bave tout ça ! » La liberté, c’est l’humour graveleux.
Les deux hommes s’accordent une pause. Leur regard glisse sur leur distraction préférée. Respectivement, l’océan et la prison. La liberté, c’est le silence. La beauté d’un paysage pourtant insaisissable où l’on se sent chez soi. Contempler l’océan ou la prison. Le vaste ou le reclus. Et sourire. « Dis, tu crois qu’il sortira un jour, Sergio ? » « Pardi ! Les prisons manquent de place. On peut pas être nourri, logé, blanchi éternellement. Il sortira. Et alors, je lui présenterai Constance :
Sorti de prison, hier.
Emile est son fils retrouvé.
Rentré chez lui, hier.
Gigi l’attend pour le café.
Isabelle, je la connais toujours pas.
Olala !
(Désolée, pour la dernière, j’avais pas d’idées.) »
« Elle progresse ! Maintenant, elle utilise la virgule ! » « Pour son grand-grand-oncle, elle a fait des efforts, répond Raymond. Et puis elle a grandi. Elle pourrait en faire un pour toi aussi, si tu voulais. » « Non, mon prénom, il est pas bien joli. » « Que veux-tu, tu n’étais pas prévu. Le petit dernier. Les parents ont pallié l’urgence. Allez, quoi, "Odilon", c’est pas si mal ?! » Raymond administre une franche bourrade à son voisin. « Qu’est-ce que ferait Constance de ça ? » il murmure pour lui-même. « Arrête un peu ! C’est facile pour toi, tu es l’aîné. Sergio est en prison pour service rendu, mais moi, elle est où ma place dans tout ça ?! » « Tu es jaloux parce que t’as pas encore eu ton acrostiche. Attends, je demande à Constance de t’en faire un de suite ! » « Si tu me refais le coup d’Isabelle, je la connais encore pas, je t’étrangle ! » s’amuse Odilon. Raymond se concentre :
« Olala !Dédé est son surnom.
Isabelle… Connais pas.
La prison, c’est pour Sergion.
Odilon aurait aimé y aller, en prison, pour libérer Sergion.
Non. Non. Pas d’idées. Désolée. »
Après un court silence méditatif : « Waouh ! T’as vu, elle a essayé de faire des rimes ! Il aurait fallu un quatrième frère et hop ! en route pour le Nobel ! » dit Dédé. La liberté de se moquer, c’est autorisé à quatre-vingts ans.
Le soleil a regagné l’autre hémisphère. Le clair-obscur joue à cache-cache entre les vagues, projetant tantôt du noir, tantôt du blanc sur la façade de la prison. Trompe-l’œil rayé ; sorte de volonté d’assortir jusqu’aux vêtements des détenus.
Les deux frères fouillent l’obscurité des yeux, à présent. À l’affut d’une étincelle, d’une brillance ténue sur le sable, sur l’étendue noire ou bien sur le marbre lisse. Rien. La vie semble s’être tue. La liberté, c’est la résilience. L’éclat, il faut le chercher dans le ciel. Millions de points soyeux qui se reflètent sur la peau de l’océan endormi. Le ciel, Raymond et Odilon ne sont pas pressés de le rejoindre. Ils préfèrent encore affronter l’obscurité ici-bas. Résilier la Mort. Ils attendent Sergio, en vérité. Sergio, prisonnier à cent mètres, les pieds au sec. Tandis qu’eux pataugent gaiement dans la marée montante. Les souliers vernis sans vernis s’imbibent de cette douce vie qui lèche langoureusement leurs « bas-bouches ».
Il est grand temps de rentrer. De rester. La liberté, c’est le choix. De s’enfoncer dans le sable mouillé. Les chaises grincent. Les papis se dandinent afin de dégripper leurs articulations, éprouvées par l’absence de geste. Ils s’étirent et bâillent bruyamment, comme si c’était le matin, alors que c’est le soir. Comme s’ils avaient dormi tout le jour, là, assis sur leur chaise. Que Sergio dormait aussi sur le muret, là-bas, et que bientôt ils allaient démarrer une nouvelle journée. De travail. De rire. De rencontres. De pêche. De moules… Alors que ladite journée s’achève. La liberté, c’est rêver les yeux ouverts.
Quand on est très âgé, la nuit, c’est pour vivre, pas pour rêver. Les souvenirs s’invitent dans les songes et emprisonnent les rêves. Sergio, lui, les attrape avant qu’ils ne rejoignent leur cellule. Il rêve de sortir, de revoir ses frères, de connaître sa descendance, même Constance. Cette petite fille qui ne connaît pas Isabelle. Sa femme, pourtant.
Parfois, les deux frères en liberté envient le prisonnier. Parce qu’il rêve encore, lui. La liberté, c’est compliqué. Un navire perce l’horizon. Carré de ciel étoilé sur l’océan d’huile. « Comment tu crois que les parents auraient appelé le quatrième frère s’il avait existé ? » demande Dédé. « Constant », répond Raymond. Les deux vieux bonshommes s’esclaffent en se tenant les côtes.
C
O
N
S
T
A
N
T
« Huit lettres ! Le veinard ! » s’écrient les deux frères en chœur. « Y a quoi après le Nobel ? » demande Dédé. Fou rire à nouveau. « Tu essaies ? » s’enquiert Raymond. Dédé réfléchit en se frottant le menton : « C comme… Constance, je connais pas. » Raymond ricane dans sa barbe. Il n’en possède pas, mais c’est une expression. « O comme Odilon, c’est nul comme prénom. » « Oh ! Tu y vas fort ! » « N comme… Non, j’arrête… C’est trop dur. Plus d’idées. Désolé. » « T’aurais pu t’arrêter à la cinquième lettre, au moins ! Ton acrostiche, il est vulgaire », ironise Raymond. Les épaules de Dédé s’affaissent. La liberté, c’est de renoncer. « Y a même pas de F dans ce prénom ! J’aurais pu arranger quelque chose avec Filet », s’énerve Dédé. Son frère lui tapote l’épaule, l’air compatissant. « Promis, la prochaine fois, on l’appellera Félix ! », il a répondu, avant d’ajouter : « Et demain, on va pêcher et on se ramène une demi-douzaine de Moules, bien charnues... »
Derrière eux, face à l’océan, une silhouette toute blanche se dessine. Une apparition fantomatique dans le tableau noir de la nuit.
Elle hèle les deux hommes :
— Messieurs, il faut rentrer pour la soupe ! ordonne l’infirmière de l’EPHAD.
Les deux vieillards se soulèvent. S’appuyant l’un sur l’autre, ils progressent lentement vers l’édifice, coiffé de blanc ; sorte de volonté d’assortir jusqu’aux vêtements des patients…
« À la soupe ! »