— Pierre, Pierre…tu m’écoutes quand je te parle ?
— Excuse-moi Marie, j’avais l’esprit ailleurs … je suis désolé, je ne vais pas tarder à y aller, je dois me lever tôt demain.
— Reste au moins jusqu’au gâteau s’il te plaît, t’imagines, j’ai déjà quarante balais, la claque ! Bientôt ton tour d’ailleurs, une occasion de plus de faire la fête. Je te laisse, je vais m’occuper un peu de mes invités.
— Pas de souci, à tout à l’heure, ma belle.
Pierre s’est isolé dans un endroit stratégique : près du buffet.La vue panoramique est délicieuse : un joli mélange de couleurs, où poivrons, concombres, tomates, maïs, salades vertes, accompagnés de petits fours s’assemblent en harmonie. Pierre entretient une relation affectueuse avec la nourriture.Elle est là pour le rassurer, pour panser ses plaies, lui remonterle moral quand il déprime, elle lui fait du bien. Il est souvent ingrat avec elle, il prend rarement le temps de l’apprécier, de la savourer. Il la maltraite en gobant, en avalant de manière compulsive chaque aliment, sans distinction de goût. Quel gâchis culinaire ! Mais Pierre n’est pas maitre de ses gestes. Son cerveau décide, il a d’ailleurs choisi de se mettre en mode « OFF » dans la production de son livre.
Marie et Pierre se connaissent depuis le lycée. L’histoirefamiliale de Pierre, adopté dans les premiers mois de sa vie, à la suite du décès de ses parents, a profondément touché Marie. Très empathique, elle a toujours protégé son ami, comme une sœur. Sa présence a comblé un vide qu’il éprouvait depuis sa naissance. Le temps passe, mais ce duo reste inséparable.
Lorsque Marie lui a annoncé que sa soirée d’anniversaire sedéroulerait, en petit comité dans son loft parisien, Pierre n’y a pas cru. Il sait qu’elle a pour habitude de minimiser les choses. Résultat : environ soixante-dix personnes, réparties sur une surface de quarante-cinq mètres carrés, parlent, dansent, chantent sur de la musique des années quatre-vingt.
Un supplice pour Pierre qui n’avait aucune envie de communiquer.Avant de se camoufler dans la cuisine, Pierre a dû survivre à un parcours du combattant qui consistait à traverser le salon. Il a triomphé, mais a dû affronter les interrogatoires du camp ennemi (les autres amis de Marie) dont la question principale était :
— Alors ton livre, Pierre, tu en es où, il sort quand déjà ?
Pierre avait sincèrement envie de répondre :
— Mais qu’est-ce que cela peut te faire, t’as rien trouvé d’autres comme sujet de conversation ?
Mais il répond, correctement, pour ne pas être classé dans la catégorie des artistes lunatiques :
— Tout se passe bien, mon livre est en cours de fabrication, il sortira comme prévu en septembre.
Pierre ment aussi bien qu’un joueur de poker. Son visage fin et doux, son regard angélique aux reflets bleutés, ses soixante kilos repartis sur son mètre soixante-dix lui donnent un air de gentil petit garçon.
L’entourage de Pierre ne se doute pas des difficultés qu’iléprouve depuis trois semaines : Il est atteint du syndrome de la page blanche. Il n’a pas encore identifié le bon traitement. Un peu honteux de cette situation, il préfère, pour le moment, cacher la vérité à ses proches, dont sa femme, Anaïs. Il y a quelques mois, il était pourtant si fier de leur annoncer l’acceptation de son projet d’ouvrage par l’éditeur Albin Michel. — La classe ! lui avaient dit ses amis.
À cette période, il était heureux d’échanger sur son livre, maintenant ce sujet est un calvaire. Pour Pierre, parler de son problème reviendrait à admettre :
— Vous savez l’histoire que je vous ai si bien vendu, dont je vous ai bassiné et bien je n’arrive pas à la finir ! j’ai quand même produit quatre-vingts pour cent de mon livre, oui je sais, on n’édite pas quatre-vingts pour cent d’un bouquin.
Pierre est journaliste pour un magazine de décoration, il a choisi de prendre un congé sans solde pour travailler exclusivement sur son livre. Anaïs, professeur de français dans un lycée parisien est passé d’un temps partiel à un temps plein pour limiter la perte financière de leurs salaires.
Pierre doit trouver rapidement une solution pour produire les vingt pour cent restants. Il est d’ailleurs devenu allergique au chiffre vingt. Malheureusement pour lui, il est difficile en période de solde de ne pas voir ce chiffre apposé en rouge, sur toutes les vitrines. Quand son conseiller financier lui a dit ce matin :
— Monsieur Darmon, l’ouverture d’un nouveau compte d’épargne vous permettra de réaliser vingt pour centd’économie sur la cotisation annuelle de votre carte bancaire !
Il lui a tout simplement raccroché au nez.
Le lendemain, en fin de matinée, Pierre s’installe dans sonbureau, il démarre sa séance d’écriture. La place imposante de sa bibliothèque dans ce petit espace de cinq mètres carrés démontre à quel point, Pierre, est un amoureux des livres. Ils les collectionnent, depuis plusieurs décennies, au même titrequ’un marchand d’art. Dans son musée, il exposeprincipalement des chefs d’œuvres littéraires datant du 19esiècle. Le tour du monde en quatre-vingt-dix jours de Jules Verne a été un véritable coup de cœur pour Pierre, une révélation, une inspiration. Depuis la découverte de ce roman d’aventures, il n’a pas cessé de voyager au travers différentes lectures. D’ailleurs, ses escapades sont très présentes dans ses textes. Il a toujours été attiré par les États-Unis, sans vraiment savoir pourquoi, il a récemment compris la raison pour laquelle il était fasciné par ce pays.
Pierre met en marche son ordinateur, ouvre son document Word au même endroit qu’hier. Des idées noires l’envahissent. Il se murmure :
— Mince, je suis en plein « burn out » d’écriture, épuisé physiquement, mentalement, émotionnellement…
Soudain, comme un enfant incapable de gérer ses émotions. Ilcogne son poing violemment sur sa table, il pose sa tête entre ses mains et s’exclame :
— Ça recommence, je dérive complètement.
Il prend une grande inspiration, regarde ses livres et prend conscience de la chance qu’il a de pouvoir réaliser sa passion. Il se promet d’arrêter de jouer les victimes, en pensant aux sacrifices de sa femme. Il se lève, s’approche de sa bibliothèque et attrape son livre préféré, son apaisement est instantané. Il s’assied, parcours la première page, la deuxième, la troisième et comme une drogue l’ayant saisie il n’arrive plus à s’arrêter. Au bout de quelques heures de lecture, il y voit plus clair. Il relit son carnet de notes. Il yredécouvre, ses textes, ses photos, ses personnages, ses lieuxqui l’ont inspiré et qui lui ont permis de coller au plus près à la réalité dans son livre. Au bout d’une journée consacrée à la lecture. Pierre se sent mieux. Il a noté quelques idéescomplémentaires sur son calepin.
Le jour suivant, Pierre n’allume pas son ordinateur, il n’est pas encore prêt à revoir cette page blanche. Il écrit les résuméssuccincts des trois derniers chapitres de son ouvrage. Les notes rédigées la veille lui permettent d’avoir les idées plus claires.
Au bout d’une petite demi-heure, le résumé du chapitre dix-huit est né. Pierre a enfin trouvé sa direction. Il relit son texteà voix haute : Chapitre dix-huit, les frères jumeaux séparés à la naissance et vivants à six mille kilomètres l’un de l’autre se rencontrent, enfin, suite à la révélation du secret de famille… »
Paul met en route son ordinateur et tape sur son clavier, il ne s’arrête plus, ils constituent des lettres, des mots, des phrases, des paragraphes, des pages, un chapitre.
Ce soir, Pierre est enjoué, il se sent libéré, même s’il n’a pas fini son livre. Il sait maintenant qu’il ira au bout.
La sonnerie retentit, Anaïs, à l’étage, crie :
— Mon chéri, tu peux ouvrir s’il te plait, je n’ai pas fini de m’habiller, ça doit être ton frère !
— OK, j’y vais !
Pierre à l’autre bout de la maison tarde à venir et la sonnerie retentit de nouveau. Il ouvre la porte, effectue un léger mouvement en arrière, comme s’il avait vu un fantôme, son fantôme, il se ressaisit très vite.
— Salut Mike, désolé pour l’attente.
Pendant cette soirée, Pierre a prévu d’échanger sur la fin de son ouvrage avec son frère. Il souhaite partager avec lui le bouleversement qui s’est produit dans sa vie depuis la révélation de sa gémellité. Il enregistrera leur entretien avec son téléphone portable pour ne rien oublier. Il restituera ensuite, sur sa page blanche, ce rendez-vous qui lui permettra de finaliser son autobiographie.