Tout le secret est dans la couleur.
D’abord, il faut faire sécher les chenilles durant deux jours, en plein soleil d’été. Deux jours, pas un de plus. Elles cherchent à s’échapper mais leur peau colle au métal et se détache de leur corps. Elles finissent par s’immobiliser alors que leur chaire s’assombrit. Un jour, un marchand d’étoffes m’a affirmé que dans certains pays, plus au sud et à l’est, les populations les mangeaient tantôt crues, tantôt cuites. Il a éclaté d’un rire gras en me voyant défaillir. Le vilain ! Sa langue aime distiller le fiel dans mon âme. Si ses dentelles n’étaient pas les plus délicates de Venise, je me passerais volontiers de ses services.
Quand les chenilles ont diminué du tiers de leur volume, il est temps de les écraser pour en faire poussière, toujours plus rapidement, jusqu’à en avoir mal aux doigts et que mon sang se mêle à la texture.
La voce del padre retentit, puissante, prête à déclencher une tempête dans la lagune.– Et Marietta, le rouge, il arrive ?!
– Si, Papa. Il est presque prêt.
Je n’ai pas le temps de nettoyer mes ongles et la peau de mes mains. Vite, J’apporte le rouge. Je cours comme une souris poursuivie par le chat de la voisine et je manque de renverser le godet en le voyant… L’ange Gabriel dans l’atelier de Tintoretto.
Il y a quelques semaines, en venant apporter les pinceaux nettoyés, j’avais vu sa copie de cire, dressée au milieu de la pièce. Entourée de bougies.
– Pour analyser la lumière, a expliqué il Padre du bout des lèvres.Il avait ses ailes immenses déployées, la lumière palpitait sur son torse puissant. La pupille de ses yeux vibrait sous le poids de la lueur oscillante. Il était presque nu. Il était magnifique.
– Madre di Dio…Les mots se sont échappés de ma bouche. Je suis tombée à genoux. Une onde glacée a parcouru mon corps, vite submergée par une vague de chaleur. J’ai fait un rêve, Tintoretto lui a donné vie.
Aujourd’hui, l’ange Gabriel est face à moi, immobile, dans la position que lui avait imposée mio padre. Je suis subjuguée par sa grâce.
— Marietta, le rouge ! tonne le peintre en désignant sa palette du bout du menton.Ne pas contrarier Il Furioso quand il peint. Jamais. Je dépose les pigments soigneusement en baissant la tête et m’éloigne de quelques pas.
Le visage da Padre : la crispation et le désir, le visage d’une tension impérieuse lors de la caresse violente du pinceau sur la toile vierge.
Et l’ange fabuleux, avec ses ailes en bois accrochées à une ceinture… L’ange qui respire cet air que j’inspire. C’est ange de chair qui hante cet atelier et bouleverse mes sens.
Depuis, chaque jour est un chemin de croix. Je ne peux plus aller à l’église sans avoir ces pensées que je ne dois pas avoir. Je songe à cette mâchoire carrée, à sa peau qui brûlerait le bout de mes doigts, à l’enfer qui me guette.
Chaque matin, avant que le soleil ne se lève, je prépare l’atelier : je range, je nettoie soigneusement les pinceaux et je prépare les pigments. Invariablement, aux premières lueurs du jour, quand le coq pousse son premier cri, je passe devant l’ange de cire. Mes doigts filent sur sa peau sentant le miel. D’abord son torse, puis ses bras, ses cuisses, ses lèvres. Le malin s’empare de moi et le désir impur embrase mon esprit.
Et chaque après-midi, je le vois vivant, vibrant, respirant, face à moi, tout en ignorant ma présence, tout en ignorant tout ce que nous avons déjà vécu. Il est la lumière et je suis dans l’ombre glaçante de Tintoretto. Sait-il seulement que j’existe ? Connaît-il mon nom ? J’ajoute des rubans à mes cheveux mais il ne plante son regard brûlant que dans les yeux de mi Padre.
Un soir, alors que la fièvre dévore mes rêves, je me relève, le souffle court. La folie s’empare de moi : il me faut rejoindre mon merveilleux amant à la peau de cire. Il m’attend, j’en suis persuadée, figé à tout jamais dans son élan par l’artiste. Je descends, fébrile, les escaliers en prenant soin de ne pas réveiller mes sept frères et sœurs, il Padre et la Madre. Dehors, un oiseau de nuit survole la maison. Sa proie, une souris probablement, couine bruyamment.
Enfin, j’y suis. La sueur colle ma chemise à ma poitrine. Le vertige m’assaille mais je tiens bon et pousse la lourde porte de l'atelier. Je n’y comprends rien : des bougies éclairent ce lieu devenu sacré. Mes yeux s’habituent peu à peu à cette nouvelle clarté. J’aperçois des chausses qui gisent au sol comme la peau de chenilles qui auraient mué. Un râle rauque puis un soupir ouvrent le sol sous mes pieds. Puis le silence et deux ombres cherchent à fuir. Il Padre et l’ange Gabriel.
Lentement, je me dirige vers mon ange de cire.
Mes doigts ne filent pas sur sa peau sentant le miel. Pas sur son torse, ni sur ses bras, ni sur ses cuisses et encore moins sur ses lèvres. Le malin s’empare de moi et un autre désir embrase mon esprit.
Je m’empare du petit couteau posé sur le tabouret et, d’un geste ample, le plante dans ses ailes. Et je recommence, encore et encore. Ses plumes s’effritent et redeviennent poussière. L’ange reste insensible à ma présence et à mes actes. Il reste droit, imperturbables face à mes assauts.
Alors, j’ai continué longtemps, très longtemps… jusqu’à ce que ses ailes ne soient plus. J’ai fini avec mes ongles alors que le jour menaçait de se lever.
Enfin, j’ai rejoint ma couche et dans mon rêve, un papillon brûlait sous le baiser du soleil.