L’horizon
Nikolaos chercha l’horizon à travers la vitre rayée de la cabine de son fileyeur, mais, rien ne lui permettait de distinguer entre ciel et mer. À la fin de l’après-midi chaud et moite de l’été, un épais voile de brume s’était formé, transformant le soleil en fantôme, à une tache lumineuse informe. Comme endormis, la mer et le vent du sud s’étaient tus ; plus de clapotis de vagues contre la coque, plus de claquement de fanions. Plus de bruit de moteur.
Le vieux pêcheur passa sa main entre les longues mèches de sa tignasse blanche, comme il le faisait toujours en cogitant. Une grimace se dessina sur son visage alors qu’il se rendait à l’évidence que le moteur fatigué et rafistolé de quatre-vingts chevaux était de nouveau tombé en panne, peut-être pour la dernière fois. Il connaissait ce moteur aussi bien que chaque rayure sur la vitre de la cabine, une vitre qui avait été une fenêtre sur son monde depuis son enfance. Ses mains ne faisaient maintenant qu’un avec la barre en chêne avec laquelle il guidait son bateau et sa vie. D’un geste affectueux, il glissa une main sur le bois lisse comme un homme à terre aurait caressé la tête d’un vieux et fidèle chien.
Poussant un soupir chargé de la nostalgie de sa toute première sortie en mer à côté de son père, il quitta la cabine et se mit sur le pont entre des caisses remplies de filets. La réverbération du soleil voilé par la brume lui fit plisser les yeux, bien qu’il n’eût pas besoin de voir car il connaissait parfaitement cette mer et ce vieux rafiot. À dix milles marins au nord-ouest du petit port de pêche, il se savait porté par un courant qui l’entraînait de plus en plus loin au large, bien qu’aucun mouvement ne soit perceptible.
Si, un mouvement, un. Du coin de l’œil, il l’aperçut à quelques mètres de la proue, un dauphin, puis deux. Il se pencha sur le bastingage et les observa frôler la coque comme pour le saluer, leurs ailerons fendant la mer argentée. D’un saut joyeux, puis de deux, ils repartirent, peut-être pour raconter l’histoire de leur rencontre avec le vieux marin, se dit-il. Se tournant vers l’est pour les saluer une dernière fois, il remarqua une traînée incandescente derrière son bateau, une tache d’huile illuminée par le soleil fantôme. Oui, on dirait que le vieux moteur avait bel et bien rendu l’âme !
Il retourna à la cabine étroite et retira la trappe en métal sous la petite table carrée sur lequel il roulait ses cigarettes et ouvrait ses boîtes de conserves. Se mettant à quatre pattes et en se tortillant, il se laissa glisser dans la cavité. Il était passé sous cette table pour la première fois à l’âge de six ans. Son père, déjà dans le compartiment moteur, le faisant descendre dans un monde de tuyaux où on respirait l’odeur d’huile et de mazout. C’était à cet instant-là qu’il avait rêvé d’être pêcheur et de posséder lui aussi un beau bateau peint en blanc et bleu grec ? Ce rêve ne l’avait jamais lâché, et il attendait chaque jour au petit port que son père et l’équipage rentrent de la pêche, pendant qu’il se jetait à l’eau du ponton avec les autres gamins du village. À dix ans, il avait avoué à sa mère qu’il voulait lui aussi être pêcheur. Non, tu iras à l’école, tu deviendras médecin ou avocat, elle lui avait rétorqué. Nikolaos n’avait jamais lâché son rêve, même le jour où son père s’était perdu en mer lors d’une tempête.
Héritant le vieux bateau à l’âge de quinze ans, il s’était occupé de sa mère, puis de Xanthia sa femme et de Hermione et Yiannis, leurs deux enfants. Se marier avec Xanthia avait aussi été un de ses rêves d’enfance, tout comme jouer au football pour l’équipe d’Ergotelis. Il n’avait joué, hélas, que trois fois avant d’arrêter, le poids du bateau et de la famille reposant sur ses épaules. Malgré la tragédie de son père, quelle vie bénie il avait eue, avec une bicoque perchée sur une colline devant la mer d’Ulysse, des chèvres passant entre les oliviers faisant sonner leurs cloches et ses ruches riches en miel comme compte en banque !
Ça sentait le brûlé. Oui, le moteur était foutu ! Comme une fracture ouverte, un piston s’était brisé et avait percé la culasse ! Et de l’eau ! Nikolaos s’allongea dans la flaque pour chercher la fuite en craignant le pire. Tâtant le tuyau de refroidissement qui passait par le fond de la coque, il lâcha un juron – Gamóto ! Le tuyau était fissuré – le cauchemar des marins. La fuite étant au fond de la cale, la pression de la mer à l’extérieur était à son maximum. Sans le colmater, rien ne pourrait empêcher le bateau de couler. Colmater avec quoi – son bidon d’huile d’olive et sa miche de pain ? Gamóto ! Quelle bêtise de sortir en mer seul, sans outils ni matériaux de réparation.
Nikolaos hocha la tête. Il n’en voulait pas au vieux moteur qui avait été comme un bon et loyaux copain au cours de toutes ces années. Les autres copains du village étaient déjà tous partis, le dernier ayant ce monde à quatre-vingt-neuf ans – un petit jeunot ! À cent un an, Nikolaos les avait tous battus !
Il se hissa avec difficulté dans la cabine et passa sous la table. Oui, le gîte du bateau à bâbord était désormais net. Combien de temps resterait-il avant qu’il ne coule ?
Il lui restait du pain, et l’huile d’olive ne manquait pas. Se mettant sur le pont, se callant à cause du gîte, il trempa le pain dans l’huile. C’était l’huile de ses propres oliviers, plantés par son arrière-grand-père. Dans la famille, on prétendait que le plus ancien avait été planté par les Minoens, un peuple qui mangeait les mêmes poissons et miel que lui, et qui nageait avec les même belles filles dans la mer devant le même coucher du soleil.
Son pain consommé, Nikolaos ôta quelques miettes de sa barbe et s’allongea sur ses filets. Ce serait le sommeil assuré – le petit somme de fin d’après-midi sur le pont qu’il affectionnait tout particulièrement. Avant de fermer les yeux, il chercha une dernière fois l’horizon, mais ne vit que brume et fantômes.
Mais quelle vie il avait vécue ! L’odeur de sa mère, les mains rugueuses de son père, les lèvres généreuses de Xanthia, ses enfants sur ses épaules, puis ses petits et arrière-petits-enfants, les poissons glissants entre ses mains, le sel sur ses lèvres et les cordes de son bouzouki qui dansaient joyeusement sous ses doigts.
De si nombreux rêves, t’as fait, Nikolaos, il se dit en fermant les yeux, sachant que le bateau coulerait avant la tombée de la nuit, et lui avec. Repu de pain et d’huile d’olive, la fatigue gagna Nikolaos et ses paupières devinrent lourdes.
Dans cet instant furtif avant l’oubli du sommeil, Nikolaos vit clair, son esprit lui disait ce qu’il avait toujours su au fond de lui-même.
Nikolaos, tu as fait un long rêve, si long qu’en le terminant, tu mourras. Tu as fait un si long rêve, qu’il a commencé dans le ventre de ta mère, bien que tu ne t’en souviennes pas. Ce rêve si long avec mille saveurs est passé ô combien vite, trop vite. Ce rêve unique, celui que tu as vécu pendant cent un ans, tu le quitteras en quittant ce monde. Tu n’en laisseras que des bribes derrière toi pour ceux qui se souviendront de toi. Les rêves, on les oublie en se réveillant ; mais celui-ci, tu l’oublieras plutôt en t’endormant, pour la dernière fois. Oui, Nikolaos, tu as fait un rêve. Quel beau rêve !