Le rouge ou le noir
Marie MEYEL
 
Je ferme les yeux. J’entends quelques bruits étouffés. Je visualise mon corps allongé sur la plage. Je porte mon maillot de bain rouge, celui que j’avais hésité à acheter. Ma mère qui m’accompagnait dans le magasin m’avait posé plusieurs fois la question. Etais-je bien sûre de vouloir prendre cette couleur ? Ne devrais-je pas plutôt choisir le noir, une couleur plus discrète, une couleur qui accrochait moins l’œil, une couleur qui n’attirerait pas l’attention sur ma personne ? J’ai hésité et je me suis décidé subitement pour le rouge. Par défi ! Dans cette cabine d’essayage, j’ai refusé de céder à l’influence de ma mère, j’ai balayé les diktats du corps parfait. J’avais des formes et voulais enfin les assumer après les avoir subies depuis le début de mon adolescence. Une période de mutation où la chenille n’était pas devenue papillon, mais grosse larve.
En ouvrant le rideau de la cabine d’essayage, j’ai perçu le regard désapprobateur de ma mère, j’ai senti qu’elle avait honte de moi. Alors, oui, si j’ai pris ce maillot de bain rouge, c’était bien par défi. Défi envers ma mère, défi envers la société. Et puis, j’aime bien le rouge. Pourquoi devrais-je porter du noir, couleur réputée amincissante ? De toute façon, quand on est grosse, qu’on mette du noir ou une autre couleur, c’est du pareil au même, le corps est immuable. J’adore le rouge, mais aussi le bleu électrique et même le jaune citron. J’aime les couleurs vives, les couleurs de la vie. En choisissant ce maillot de bain rouge, j'ai aussi décidé de porter les teintes qui me plaisaient à l'avenir.
Aujourd’hui, je suis sereine, allongée sur ma serviette, sur la plage d’Hossegor, vêtue de mon maillot de bain rouge. J’ai seize ans et la vie devant moi comme me l’a dit mon père, hier. Lui n’a pas le regard réprobateur de ma mère, sa bienveillance est presque légendaire. Jamais il ne s’est permis une remarque sur mon corps de baleine. Je ne devrais pas employer ce mot, celui que ma mère m’a balancé en pleine figure, dans un moment de colère. Elle avait exprimé à haute voix ses pensées ! Je n'ai pas l'impression d'être une baleine, je ne suis pas énorme, j’ai juste quelques kilos de trop selon la norme. Ma mère, filiforme naturellement, n’a aucun effort à faire pour être dans le moule. Elle ne peut pas comprendre, elle ne comprend pas, elle n’essaye même pas de comprendre. Moi, je suis comme mon père, bâtie sur son modèle, je suis bien charpentée.
Soudain, j’entends une voix dans le lointain. Mon père qui se baigne m’invite à le rejoindre au milieu des vagues. Je me lève et m’approche de l’eau. J’avance lentement, laissant mon corps imprégné par la chaleur du soleil, s’habituer doucement à la température fraîche de l’eau. Je suis mouillée jusqu’au-dessus des genoux quand une vague plus forte que les autres m’asperge complètement. Je suis surprise. Mon père rit aux éclats. J’adore son rire communicatif, je quitte aussitôt mon air décontenancé pour arborer un large sourire. Puisque je suis trempée, je me jette dans l'océan avec délice. J’ai l’impression d’avoir dix ans. Un souvenir remonte à ma mémoire. Dix ans ! J’avais cet âge quand mes parents se sont séparés, juste après nos vacances à Hossegor. C’est aussi à partir de ce moment que mon corps s’est mis à grossir. Ou devrais-je dire que je me suis mise à grossir ? Mon corps n’y est pour rien, c’est moi qui l’ai alimenté pour combler le vide de mon père que je ne voyais plus qu’aux vacances scolaires. Ma mère avait déménagé loin de Toulouse où nous habitions pour rejoindre son nouvel amour, je n’avais pas eu le choix, il m’avait fallu la suivre jusqu’en Alsace. J’aurais pourtant rêvé d’une garde alternée comme certains de mes amis, une semaine chez papa, une semaine chez maman. La distance avait tout brisé. Ou presque. Papa avait su garder une relation privilégiée avec moi malgré les kilomètres et le peu de temps passé ensemble.
Nous nous jetons tous les deux dans les vagues. Nous rions comme des gamins. Soudain, une vague énorme nous renverse. Je roule, j’étouffe, ma tête heurte le sable, je crains de me noyer quand une main m’agrippe et me sort de mon cauchemar. C’est celle de mon père. Fourbus, nous regagnons la plage et nous séchons à l’aide de nos serviettes. Les grains de sable incrustés dans le tissu nous piquent. Je déteste cette sensation.
L’instant d’après, nous sommes face à face, munis de raquettes, au bord de l'eau. Le bruit de la balle rebondissant sur les planches de bois résonne dans ma tête. Mon père fait le clown en essayant de rattraper une balle que j’ai lancée un peu trop fort. Il s'élance en l'air et s’étale dans l’eau qui m’éclabousse.
Le soir arrive, nous voilà maintenant au restaurant. Tous les étés, nous allons chez Rochers et Coquillages. Déjà, du temps où notre famille était unie, nous le fréquentions. Papa n’a pas changé ses habitudes. Ce n’est pas parce que maman n’est plus avec nous que nous devions tourner le dos à notre restaurant préféré. Nous prenons un plateau de fruits de mer. Papa m’a appris à apprécier ce plat particulier qui me rebutait plus jeune. Il me fait même goûter un peu de vin blanc. Si maman savait ! Pas d’alcool avant dix-huit ans !
J’entends un bruit. Une fourchette tombée, sans doute. Un serveur ou un client ? J’ouvre les yeux. Je suis dans une chambre d’hôpital. L’aide-soignante s’excuse de m’avoir fait sursauter, elle a fait tomber une petite cuillère en apportant le plateau du petit déjeuner.
J’ai fait un rêve. Mon corps ne ressemble plus à celui d’une baleine, à peine à celui d’un ouistiti. Mon maillot de bain rouge ne tiendrait plus sur mon corps squelettique. Cela fait trois mois que je suis dans cet hôpital. J’ai encore rêvé de mon père que je ne reverrai plus. Cela fait un an que j’ai quitté la plage d’Hossegor. Je n’ai pas rejoint mon père dans l’eau. Je lui ai fait signe depuis ma serviette. Je préférais rester sur la plage, me faire bronzer. Il a été emporté par un rouleau plus fort que les autres. Il s’est noyé sans même que je voie le drame qui se déroulait à quelques mètres de ma serviette. Peut-être que si je l’avais rejoint, j’aurais pu le sauver, il aurait pu agripper ma main comme il le fait pour moi tous les jours dans mon rêve. J’ai dix-sept ans et toute la vie devant moi comme disait papa.