La force de l'ordre.

Willy n’avait plus le choix. Il respira profondément pour trouver la force d’avancer, poussa la porte d'entrée et recula un peu, par réflexe devant la chaleur de cette journée d'avril.
«  Le monde se détraque. Même le temps ne suit plus l'ordre des saisons. C'est à devenir dingue ! »
Willy s'accrochait à ces considérations pour contenir la panique qui le gagnait. Il regarda autour de lui, méthodiquement, de son regard de flic habitué à détecter l'ennemi parmi la foule. Le danger ne sembla pas imminent. Il posa un pied dehors et son angoisse déferla sans prévenir, telle une vague en pleine tempête. S’il s’écoutait, il rebrousserait chemin, resterait à l'abri chez lui. Mais il devait se maîtriser. S’il ne se rendait pas au commissariat ce matin, il risquerait une sanction. Il n'était pas sorti depuis dix jours. Il avait tenu le coup grâce aux provisions dans son congélateur et, surtout, grâce aux bouteilles neuves, entreposées dans son buffet. Gin, whisky, vodka, il les avait bu l'une après l'autre, puis l’une avec l'autre. Il cherchait l’apaisement à travers ces mélanges sans fin, mais la panique ne l'avait pas quittée. Sourde. Grondante. Trépidante.
Il avait voulu la noyer mais s'était juste perdu, pendant des jours entiers.
Mais pourquoi avait-il choisi ce métier ? Pourtant, il avait tant rêvé de l’exercer !  Lui le trouillard, le lâche - comme on le surnommait à l'école -  lui qui se faisait marcher sur les pieds par les plus grands, et par les plus petits aussi…
Sans doute pour, à son tour, défendre les plus faibles ? Faire régner la justice ? Il avait en effet espéré changer le monde, à sa façon. C’était aussi le souhait de son père, il le réalisait par procuration. Mais, au fond de lui, Willy savait que ce n’était pas totalement vrai. L’une des raisons pour laquelle il avait voulu être flic, justement, c’est parce qu'il était lâche et trouillard. Parce qu'avec un uniforme, il n'était plus le même. Il avait acquis un statut, une puissance qui lui permettait de choisir les règles du jeu, de filer un coup de pied à un clodo ou de coffrer un zonard. Il était le représentant des forces de l'ordre.
Grisé par sa position, Willy avait presque oublié sa peur qui, terrée au plus profond de lui, ne demandait qu'à se réveiller… Or, tout avait basculé, deux semaines auparavant.
 Au vu de ses états de service, il avait été nommé dans une équipe d'intervention d'urgence auprès des banlieues, alors qu’il était peinard à la Côte Pavée, un quartier bourgeois au cœur de Toulouse. Pourtant, il n’avait rien demandé ! Sans trop savoir comment, il s'était retrouvé à la Faourette, à vingt-deux heures, accompagné de trois collègues, excités à l'idée de montrer leur savoir-faire. Ils se racontaient des blagues sur les Maghrébins qui les faisaient mourir de rire. Marrante, les blagues. Mais Willy n'avait pas envie de plaisanter, tenaillé par l’inquiétude d’un possible affrontement.
Des jeunes avaient mis le feu à des voitures, sur le parking de la mairie annexe. Allait-il rencontrer des délinquants, le couteau entre les doigts, les attendant impatiemment, prêts à en découdre ? Peut-être seraient-ils armés ? Sa frousse revint à l'attaque, plus forte que jamais et Willy craignait que ses collègues s'en aperçoivent. Il était si fébrile ! Il aurait l'air de quoi ? 
« N'oublie pas Willy, tu as ton uniforme et ton Sig-Sauer, c'est toi la loi. » Il se répéta ces mots jusqu'à y croire un peu, le temps de reprendre contenance.
Ils s'étaient garés devant le lieu de l'incendie. Personne  à l'horizon. Les dernières voitures se consumaient et Willy soupira de soulagement. Pas d'affrontement à craindre ! Ils feraient un petit rapport le lendemain matin, et ce soir, ils iraient boire une chope ou deux, trois même. Peut-être que ses collègues pourraient lui répéter leurs blagues, il ne les avait pas toutes comprises tout à l'heure... Willy s’y voyait déjà. Quelle belle soirée ce serait ! Mais, son regard se figea et la fureur lui donna des ailes.
-Eh les gars, matez ce qu'ils ont fait, ces fils de putes. Ils ont osé cramer un Porsche Cayenne, les enfoirés ! »
Sa rage prenait toute la place. Willy avait toujours rêvé de s'offrir ce modèle, gris métallisé, comme dans ses rêves les plus fous. Il s'imagina à la place du propriétaire de cette voiture, économisant suffisamment sur son maigre salaire pour se la payer, enfin, puis se garant innocemment sur un parking comme celui-ci pour, au final, la retrouver dans cet état… Il aurait voulu se venger, c’était certain ! Quel sacrilège ! S’il tenait le salopard qui…
Son regard inquisiteur s'arrêta sur un jeune beur d'environ treize ans qui assistait à la scène, un petit sourire sur les lèvres.
« Le criminel retourne indubitablement sur les lieux de son crime ! triompha-t-il. Mais voilà, ici c'est moi qui porte l'uniforme, c'est moi le représentant de l'ordre, et je vais lui montrer ce qu’il en coûte de commettre un acte de cette gravité ! Puisqu’il s'en prend à moi, il va en payer les conséquences ! »
Willy courut vers le pré adolescent, menottes à la main, prêt à l’entraver. Le garçon ne bougea pas, mais son regard haineux le glaça. La froide griffure de la peur lui serra la gorge.
« Eh les gars ! Voilà le coupable » cria le policier.
En plein élan, il poussa l'adolescent qui chuta. Le garçon, affolé, voulut s’échapper mais il lui jeta un moellon dans les jambes, arrêtant ainsi toute idée de fuite. Un grand craquement résonna et le gamin poussa un long hurlement, chargé de souffrance et d'incompréhension. Ce cri affola Willy. Allait-on prendre le gamin pour une victime et non pour ce qu’il est, un bruleur de voiture, un casseur ?  Il le frappa, et frappa encore. L’adrénaline monta et Willy se sentit libéré, plus puissant encore à chaque coup, à l’éclatement de la lèvre, au saignement de son arcade.  Il le cogna même quand il perdit connaissance, petit corps inerte balloté par les coups tandis que ses collègues tentaient de stopper ce déferlement de violence. Willy se vengeait  de ces années de collège où il avait subi la maltraitance de types comme lui. Il allait lui montrer qu’il n'était plus le fuyard ! Il était le vainqueur ! Il s’arrêta après de longues minutes, essoufflé par tant d’efforts. Ses poings lui faisaient mal mais il était heureux, comme s’il avait fini un marathon. Ses collègues ne dirent mots, puis ils échafaudèrent un scénario qui leur parut crédible pour expliquer  les coups : le délinquant avait sauté sur leur collègue et ils l’avaient stoppé. L’essentiel était qu’ils avaient leur coupable.
Les agents s’arrêtèrent à l'hôpital afin d'y déposer le suspect, toujours inconscient.
Enfin, ils allèrent boire ce fameux canon que Willy espérait tant. 
Pendant la soirée il tacha de garder contenance, sans se poser de questions sur les conséquences de ses actes, qui viendraient bien assez tôt. L’essentiel était de savourer son acte de bravoure.
Le lendemain, Willy se considéra grandi, lavé de tout affront. Il n'était plus un lâche et ne le serai jamais plus. Si son père le voyait ! Il était le flic dont il avait toujours rêvé.
A son arrivée au commissariat, il récupéra le courrier, comme à son habitude. Il aimait deviner d'un seul coup d'œil le contenu des lettres. Une carte de Charly, son ancien collègue, depuis son nouveau poste à Nouméa, quelques lettres pour le capitaine, principalement des familles le suppliant d'intervenir auprès des magistrats pour alléger la condamnation d’un alcoolique repenti ou d'un jeune chauffard fauché…
Au milieu du courrier, une enveloppe vierge l'intrigua. Qu'est-ce que cela pouvait être ? Une publicité ? Une délation de plus ? Il la retourna et l'ouvrit, impatient, avant de se figer.
« J'aurais la crevure qui a envoyé mon frère dans le coma »
A la lecture de ces mots, Willy trembla de la tête aux pieds, alors que son cerveau cogitait à toute vitesse, embrumé par les menaces. La lettre n'était pas signée, mais il imaginait, derrière ce papier, une multitude de visages basanés, prêts à l'égorger. Son angoisse, désormais familière -bien qu’il ait eu tendance à l’oublier ces dernières heures- le regagnait peu à peu, sûre d’elle, reprenant du terrain, l’envahissant enfin, alors qu'il avait pensé la reléguer aux oubliettes. Willy perdit pied. Il ne pouvait plus rester là, c'était trop dangereux, il devait se mettre à l'abri. Il partit chez lui et s'enferma pendant dix jours. Calfeutré dans son deux pièces, il ne pensa qu'aux menaces proférées et aux risques qu'il prenait maintenant.
« J'aurais la crevure qui a envoyé mon frère dans le coma »
 Les mots dansaient dans son esprit,  une écriture déliée sur du papier blanc, si blanc…
 Il palpa son Sig-Sauer comme l’on cherche un doudou, afin de se rassurer. Il était là comme toujours, fidèle protecteur… Cela ne le réconforta qu'à moitié. L'ennemi pouvait lui tirer dans le dos, comme un lâche, et l’arme ne lui servirait à rien. C’était terrifiant ! De rêve, il était passé au cauchemar.
Après s'être terré un certain temps, Willy devait maintenant affronter l'extérieur. Il scruta les visages de chaque passant, prêt à dégainer à la moindre altercation.
« Rappelle-toi, c'est toi le chef, c'est toi le flic, tu dois poser les règles, nom de dieu ! »
Les jambes tremblantes, la démarche vacillante, il monta dans le bus. Prendre les transports en commun alors qu'il était recherché, traqué, en danger de mort, quelle folie !
Il allait tomber dans leur piège se jeter dans les  griffes élimées de l’ennemi. Pourtant, il continua. Il le fallait ! Il ne devait pas leur montrer qu'il avait peur et, de toute façon, il n'avait pas le choix. S'il n'allait pas travailler, il perdrait son boulot et avec lui, son uniforme. Mais que serait-il sans ce poste, cette profession qui le définissait ? S'il n'était plus flic, alors il ne serait plus rien. Il ne pourrait jamais s'offrir la Porsche grise, ni la conduire. Ces arguments le décidèrent à continuer. Il devait regagner le commissariat de l’Embouchure et se mettre à l’abri. Pour commencer.
Il descendit du bus. Le commissariat était au croisement et Willy se détendit peu à peu.
« Tu vois, ce n'était pas la peine de paniquer, personne n'osera te porter atteinte. Tu es inattaquable, inaltérable. »
Rassuré, il atteignit la rue menant au commissariat et commença à siffloter l'air qu'il avait entendu le matin même à la radio. Puis, son regard se figea. A quelques mètres de lui se tenait une adolescente d’une quinzaine d'années. Son visage était doux, ses cheveux bruns et frisés tombaient en cascade sur ses épaules et sur ses hanches. Elle avançait nonchalamment, posant sur lui un regard de braise. Willy était sur ses gardes. Malgré la beauté et le calme de la fille, il ne voyait qu'une chose : elle était métisse.
« A tous les coups, c'est sa cousine, sa petite amie ou sa sœur. Et si le message de menaces émanait d’elle ? A notre époque, les femmes étaient pires que les hommes. Et puis, qu'est-ce qu'une maghrébine ferait près d'un commissariat, sinon l’attendre ?
Calme-toi, Willy », s’exhorta-t-il, sans obtenir le résultat escompté. Ses mains tremblaient sans discontinuer.
« Des Arabes, il y en a plein Toulouse, pourquoi serait-elle nécessairement de sa famille ? Ce n'est qu'une putain, comme il y en a dans ces rues, dans cette ville à la con. »
 Il poussa un petit rire lugubre qu'il ne reconnut pas comme le sien, et la jeune fille leva vers lui des yeux interrogateurs. Qu’allait-elle sortir, un couteau ? Elle le lui planterait dans le lard avant qu'il ait dit ouf, l’embrocherait comme un agneau le jour de l'Aïd. Il ne voulait pas finir comme ça !
« J'aurai la crevure qui a envoyé mon frère dans le coma. »
Voilà sa vengeance ! Elle était face à lui, la peur le paralysait. Willy tenta de reprendre ses esprits, inspira très fort, chercha l'air autour de lui. Il marchait vite, très vite, la regardant droit dans les yeux, cherchant à définir d’où viendrait l’attaque, et… la croisa. Elle n'avait fait aucun geste contre lui ! Alors, ce n'était pas elle ? Il souffla, soulagé. Qu'il avait été bête de s'inquiéter comme ça ! Personne n'oserait l'attaquer, ce n'était que des paroles en l'air.
 A cet instant, il entendit un cliquetis derrière lui, comme l'on arme un revolver… Toujours sur ses gardes, Willy se retourna et tira.
La jeune fille chuta, au ralenti, tandis que résonnait le bruit sourd du coup de feu du policier. Il chercha l’arme de l’adolescente et ne trouva qu’un Zippo. Son seul tort avait été de s'allumer une cigarette.
Le sang teintait le trottoir de rouge. La jeune fille, paniquée, agonisait devant le flic aux rêves de grandeur.
Loin derrière Willy, quelqu'un hurla.