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Un monde littéraire...
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Écrit priméNos rêves, la réalité

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J’ai fait un rêve. Mon premier rêve. Je viens de quitter la clinique qui m’a vu naître. Je ne le sais pas encore mais je vais adorer les trajets en voiture. Ce bercement mécanique m’a plongé, déjà, dans mes premiers songes. Qui croirait qu’un être à peine âgé d’une semaine serait capable de rêver. Je rêve ma vie. Je deviendrai chérubin malin, pré-ado rigolo, acnéique poétique, adulescent aussi désespéré que désespérant, étudiant moins révolté que révoltant. La sagesse, ou plus exactement, l’appel capitalistique, me transformera en homme du rang. Dans l’informatique sûrement, car c’est là qu’est l’avenir. Je me marierai, pourquoi pas, divorcerai alors sûrement. J’aurai un enfant, que je parviendrai à avoir après des années d’attente, d’aides médicales, parce que mes spermatozoïdes boostés aux OGM et aux perturbateurs endocriniens seront aussi sprinteurs qu’un lièvre glandant sur le dos d’une tortue en voie de disparition. Je gagnerai le droit de l’élever, le voir grandir pour me voir vieillir. Et quand je ne serai alors plus en état d’en profiter, usé par ma vie sans sens, je pourrai aller mourir en retraité. On me dit sans conscience encore. Je n’ai même pas une semaine. Mais cette existence rêvée que je viens de vivre en accéléré, au rythme d’un bolide lancé sur le périphérique, me fait déjà hurler.
Mes parents, un peu perdus dans leur nouveau rôle, se retournent vers l’arrière de leur japonaise hybride. « Il ne peut pas avoir faim. Il a mangé juste avant de quitter la clinique ? Peut-être a-t-il chaud ? Quelque chose le gêne dans son siège auto ? » Ils ne peuvent pas comprendre que je pleure déjà mes adieux à l’innocence. Je ne distingue rien par la vitre. Et pourtant, nous venons de croiser là aussi un étrange rêveur…
***
J’ai fait un rêve. Et je le fais chaque jour, de plus en plus, il ne me quitte plus. Le nouveau bolide qui vient de me frôler n’a pas eu une pensée pour moi bien sûr, et le petit d’homme à l’intérieur pas plus. Il pleurait. J’aimerais tant pouvoir pleurer, m’exprimer. On nous dit sans conscience. Ça arrange bien ce qui nous piétine. Mais je suis là. Qu’est ce qui m’a condamné à devoir grandir ici ? Quel drôle d’insecte est venu s’y balader ? Quelle abeille pouvait avoir l’idée de venir polliniser une barrière de sécurité du périphérique nantais ? On dit de moi que je n’ai pas besoin de boussole pour me tourner vers le soleil. Mais, ici, j’ai perdu le Nord. Pauvre tournesol, je n’ai rien à faire là. J’ai le pied goudronné. Mon horizon est bitumé et mécanique. J’ai grandi au pied du Pont de Cheviré, passage obligé de la Loire à l’ouest de Nantes. Aujourd’hui, j’ai dépassé les 100 cm. Je vois au-dessus du terre-plein central. Mais je n’ai pas plus de distraction. Le scénario autour de moi est toujours le même. Un défilé carrossé. Au loin, je devine les bords de Loire, la fraîcheur, la nature. J’ai fait un rêve. Identique à celui d’hier et qui sera le même demain sûrement. Arracher mes pattes du sol, m’envoler, aller me poser, me dorer au soleil loin de tout cela. Mais je rêve… Et alors que je ne crois plus à rien, que je pense que rien jamais n’arrivera, me voilà pulvérisé par un camion me rasant de trop près cette fois. Je ne rêverai plus, je ne suis plus que pollen au vent. Libre. Merci à toi, monstre mécanique. Il me semble entendre au cœur de ce dernier un cri de désespoir.
***
J’ai fait un rêve. J’y étais bien. Mais du pollen est venu me taquiner le groin. Et j’ai replongé dans l’horreur. Je me revoyais dans mes champs chaleureux de Bretagne. L’herbe verte en tapis, la boue en balnéo. Le bonheur du porcin. Cela me semble si proche. Et, en réalité, tout n’était que leurre. Je voyais bien certains d’entre nous disparaître régulièrement et ne jamais revenir après avoir été embarqués par celui qui nous nourrissait. Il a fini par venir me chercher moi aussi. J’ai su alors ce qu’il se passait. C’est dans ce bruyant et roulant environnement qu’il nous a fait grimper. Tassés, chacun dans un espace dédié mais étroit, moi et d’autres de mes compagnons bretons avons connu mieux. Debout sur mes pattes, bringuebalé, la fatigue s’est vite emparée de moi. C’est la première fois que je m’endors sans même être couché. Et, immédiatement, comme un refuge, j’ai fait un rêve. Ce rêve de normalité, d’un monde inchangé. Mon chez moi, mes habitudes, ni plus ni moins. Alors maintenant que je suis réveillé après avoir reçu du pollen plein les narines, je regarde à nouveau le monde filer au travers des barres de ma cage non dorée. Je ne sais où nous allons. Peut-être dans une porcherie meilleure encore. Mais mon instinct animal ne me laisse pas tranquille. Je pressens des choses bien plus sombres. Nous prenons de l’altitude. Nous semblons passer au-dessus d’une grande cours d’eau. Avant de tenter de me rendormir, espérant retrouver mon champ morbihannais, j’aperçois un homme qui semble défier le vide, planté sur cette haute structure. Je ferme les yeux. Je ne saurai pas ce qui lui arrive, nous entamons la descente.
***
J’ai fait un rêve. Celui d’avoir un destin incroyable. Une vie qui valait le coup d’être vécue. Et voilà qu’alors que je viens de garer ma voiture au milieu du Pont de Cheviré, même les cochons en direction de l’abattoir semblent donner peu d’importance à ma présence. J’ai fait un rêve. Il a duré bien trop longtemps. Alors bien sûr des optimistes m’ont dit souvent que je ne devais pas m’inquiéter et garder le sourire car c’est bien lui qui fait la joie. Bien sûr, il y a eu des amis plus directs qui pensaient que c’était en me « bousculant », comme ils disaient, que je réagirais. Et puis, il y a eu les fatalistes, fins psychologues, qui croyaient tenir le discours de vérité : « oui, évidemment, la vie ce n’est pas facile. Mais il y a toujours pire que soi ». Ils n’ont pas brisé mon rêve. Ils m’ont juste aidé à bien comprendre que ce n’était que ça, qu’un rêve. Et que la vie était bien autre chose. Que si on ne naissait pas du bon côté du destin, elle n’était qu’à vivre justement et que pour le reste, il ne servait à rien de rêver. Mon plus grand voyage se fera ici en fait. A peine un peu plus de 50 mètres de chute qui me procurera plus de sensation en quelques secondes que sur l’ensemble de ma vie.
Nouveau-né, tournesol, porc ou moi, nous avons tous rêvé pour mieux nous rappeler à la vie. Et se dire qu’elle n’est pas pour nous. Peut-être pour les autres. Positifs, vivants, chanceux ? J’espère juste que ceux-là pourront dire : « J’ai fait un rêve, et, devinez quoi en plus, je l’ai vécu ».

Écrit priméNos rêves, la réalité

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Nouvelle gagnante du concours de nouvelles organisé en partenariat avec le groupe Facebook Auteurs, Blogueurs et Lecteurs: Même passion.

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