De minuscules vers blancs rampent au plafond. Ça dure depuis des semaines. Au début, certains disparaissaient dans la gueule d’un gecko qu’on a fini par considérer domestique. Et puis ils sont devenus de plus en plus gras. Plus larges. Plus nombreux. Quand je m’assieds sous le plafond, je prends soin de m’arranger de manière à ce qu’aucun ne tombent dans mon assiette. Je surveille. Ça n’arrive jamais, mais ça grouille. Ça se tortille. La situation semble se compliquer. On ne les a pas vus arriver. Un jour, ils étaient là. C’était la fin de l’été. Je m’en souviens très bien puisque c’est le vendredi où tu es parti. Il y en avait juste deux. Très petits. Je suis montée sur l’escabeau et je les ai écrasés dans un morceau d’essuietout. Le lendemain il y en avait encore. Rien n’y fait. Ca prolifère. A l’heure actuelle, j’en viens à me demander si nous ne devrions pas aller manger dans une autre pièce tant ça me soulève le cœur. J’ai tout nettoyé. Tout désinfecté pendant des heures. Sans succès. J’ai vite constaté que les larves sortaient de l’assise de bois plein d’un des sièges de la table à manger. Quand j’ai voulu sortir la chaise dans le jardin pour la nettoyer au jet, elle était devenue si lourde qu’elle paraissait scellée. Les larves glissaient sur les gants roses de ménage et tombaient par bouquets sur mes chaussures. J’ai dû renoncer. La laisser à sa place, dans la cuisine. En levant les yeux, je me suis aperçue que certains asticots s’étaient transformés en mites collantes et brunes. De la chaise au plafond serpentait une rivière molle et blanche, ondulante vers le haut. Les nausées m’oppressèrent.
Je balayai furieusement les vers qui couraient sur mon ventre. Je me précipitai hors de la cuisine en jetant mes gants au sol et me ruai vers la salle de bain. Je brossai énergiquement mes cheveux pour en faire tomber les quelques vers qui avaient pu escalader jusqu’à mon cou, puis attachai en queue de cheval l’ensemble de ma chevelure avec une pince. Puis, je me dirigeai au bout du couloir. C’est alors que je m’aperçus que quelque chose clochait. Au fond du couloir, ma chambre avait disparu. Abasourdie, je restai face au mur. A croire qu’il n’y avait jamais eu là aucune porte ? Etais-je en train de devenir folle ? Le mur était lisse et blanc. Le plâtre était impeccable. Où était ma chambre? Je fis volte face. A l’autre bout du couloir, la chambre d’amis n’était pas là non plus. Une odieuse sensation de panique me saisit à la gorge ; tout cela n’avait aucun sens. J’étais tellement déstabilisée qu’il n’y avait plus rien qui me semblait se rattacher au réel. Je vivais un cauchemar… Rien ne ressemblait plus à ma maison. Etais-je entrée dans un univers parallèle au mien ? Étais-je devenue le jouet d’un monde fantastique ? Mes tempes palpitaient. Je me sentais oppressée et interdite. Ivre de terreur, j’entre en trombe dans la grande pièce à vivre. Celle où tu écris. Celle où tu aimes à te réfugier pour lire et écouter de la musique. Cette seule pièce où, à coup sûr, je vais te trouver. J’ouvre la bouche pour te raconter. Mais la pièce est vide. Ton verre de whisky posé sur la table à côté de ta liseuse. Tu y as à peine touché. Sans doute es-tu sorti téléphoner. Mais je ne te vois pas dans le jardin non plus. Je ramasse frileusement mon gilet autour de mes épaules et enfile les manches. Je ne comprends pas ce qui se passe… il s’est mis à pleuvoir et j’ai froid. Il pleut dru maintenant. La cour me chasse. Les arbres sont secoués par le vent. Qu’importe! J’entre et, une fois débarrassée de mon gilet mouillé, je me laisse tomber sur ton fauteuil vide. Je me sens engourdie. La tête me pèse. J’attends ton retour pour exprimer mon désarroi et mon inquiétude.
Je m’endors profondément en écoutant les bûches crépiter dans l’âtre…
Je sors de ma torpeur la tête bourdonnante. Minuit. Où dormir ailleurs qu’ici ? Je sors en trainant les pieds. Mon bureau comprend un petit canapé d’appoint garni de coussins et de plaid. Je m’y enfonce en boule, la tête bourdonnante.
C’est une odeur inhabituelle qui me réveille. Raphaël ? Personne à la cuisine. Rien d’autre qu’une vague pestilentielle aux forts remugles d’urine et d’excréments. Les murs sombres du couloir transpirent. Je les vois palpiter et se tordre. Ils semblent vouloir m’enserrer, m’étrangler. Le sol fourbe flanche sous mes pieds nus. Les pans de la porte-fenêtre grondent et refusent de céder : je suis dans l’incapacité totale de sortir de cette pièce infernale. Des cocons diaphanes tombent en lambeaux, pendent jusqu’à la table, recouvertes de mouchettes noires bourdonnantes. Je suis prisonnière d’un cube étouffant où grouille la mort, hideuse dans sa funeste et écœurante renaissance. Je ne peux même pas hurler pour exprimer l’abomination qui m’étreint.
Au centre de la pièce, un tas informe. Une masse ; flasque, affaissée, triomphante, où se repaissent les porte- morts. Des larves d’un autre genre ont éclos sur la charogne en décomposition. Un gros géotrupe escalade une cloison nasale, pour s’enfoncer sous un globe oculaire jaunâtre.
Quelques ocypes se promènent d’une oreille à l’autre, traversant la bouche béante, qui semble s’être figée dans un long cri d’horreur
Les nécrophages s’activent autour de la longue lame d’un couteau soigneusement empalé dans le thorax de Raphael. Fichée dans l’artère mammaire. La maison hurle. Toute cette vieille bâtisse familiale me dénonce et me pousse aux aveux.
Raphaël ? Je suis là : je suis là maintenant, pardon ? Je te vois, maintenant… J’ai cru que tu étais parti. Tu ne m’as pas quittée, dis ? C’est moi… C’est moi qui t’ai arrêté. Stoppé. Figé. Dans tout ce sang coagulé. C’est moi Raphaël. Oui ! Je me souviens. Force est de le reconnaitre… C’est moi qui t’ai planté. Je ne suis pas volontairement meurtrière ! Pardon, c’était ma première fois. J’ai jamais fait de mal à personne, tu sais bien… J’ai basculé. Juste perdu pied ! Est-ce que tu vas me pardonner ? J’ai juste voulu que tu restes… Je venais de t’apporter un whisky. Ce coup de téléphone a tout précipité. Tu me crois ? Tout peut recommencer maintenant. Tu vas renaître, hein ? Tu peux le faire ! J’ai toujours eu confiance en toi… Restera cette charogne. Comme une vieille peau. Une vieille croûte. Les fourmis vont parfaire cette immonde toilette funéraire. On va enterrer tout ça, mon trésor ! Oublier le passé ! Tout s’arrange toujours, non ? On n’a juste qu’à ne plus en parler. Tu vois ? Cette cuisine sera le sépulcre de ma colère…
Tout est apaisé maintenant. Moi, je t’aime ! Tu te souviens, Raphaël, On se l’était promis : à la vie, à la mort…
Amoureux pour l’éternité.
Marion LUBREAC
Je balayai furieusement les vers qui couraient sur mon ventre. Je me précipitai hors de la cuisine en jetant mes gants au sol et me ruai vers la salle de bain. Je brossai énergiquement mes cheveux pour en faire tomber les quelques vers qui avaient pu escalader jusqu’à mon cou, puis attachai en queue de cheval l’ensemble de ma chevelure avec une pince. Puis, je me dirigeai au bout du couloir. C’est alors que je m’aperçus que quelque chose clochait. Au fond du couloir, ma chambre avait disparu. Abasourdie, je restai face au mur. A croire qu’il n’y avait jamais eu là aucune porte ? Etais-je en train de devenir folle ? Le mur était lisse et blanc. Le plâtre était impeccable. Où était ma chambre? Je fis volte face. A l’autre bout du couloir, la chambre d’amis n’était pas là non plus. Une odieuse sensation de panique me saisit à la gorge ; tout cela n’avait aucun sens. J’étais tellement déstabilisée qu’il n’y avait plus rien qui me semblait se rattacher au réel. Je vivais un cauchemar… Rien ne ressemblait plus à ma maison. Etais-je entrée dans un univers parallèle au mien ? Étais-je devenue le jouet d’un monde fantastique ? Mes tempes palpitaient. Je me sentais oppressée et interdite. Ivre de terreur, j’entre en trombe dans la grande pièce à vivre. Celle où tu écris. Celle où tu aimes à te réfugier pour lire et écouter de la musique. Cette seule pièce où, à coup sûr, je vais te trouver. J’ouvre la bouche pour te raconter. Mais la pièce est vide. Ton verre de whisky posé sur la table à côté de ta liseuse. Tu y as à peine touché. Sans doute es-tu sorti téléphoner. Mais je ne te vois pas dans le jardin non plus. Je ramasse frileusement mon gilet autour de mes épaules et enfile les manches. Je ne comprends pas ce qui se passe… il s’est mis à pleuvoir et j’ai froid. Il pleut dru maintenant. La cour me chasse. Les arbres sont secoués par le vent. Qu’importe! J’entre et, une fois débarrassée de mon gilet mouillé, je me laisse tomber sur ton fauteuil vide. Je me sens engourdie. La tête me pèse. J’attends ton retour pour exprimer mon désarroi et mon inquiétude.
Je m’endors profondément en écoutant les bûches crépiter dans l’âtre…
Je sors de ma torpeur la tête bourdonnante. Minuit. Où dormir ailleurs qu’ici ? Je sors en trainant les pieds. Mon bureau comprend un petit canapé d’appoint garni de coussins et de plaid. Je m’y enfonce en boule, la tête bourdonnante.
C’est une odeur inhabituelle qui me réveille. Raphaël ? Personne à la cuisine. Rien d’autre qu’une vague pestilentielle aux forts remugles d’urine et d’excréments. Les murs sombres du couloir transpirent. Je les vois palpiter et se tordre. Ils semblent vouloir m’enserrer, m’étrangler. Le sol fourbe flanche sous mes pieds nus. Les pans de la porte-fenêtre grondent et refusent de céder : je suis dans l’incapacité totale de sortir de cette pièce infernale. Des cocons diaphanes tombent en lambeaux, pendent jusqu’à la table, recouvertes de mouchettes noires bourdonnantes. Je suis prisonnière d’un cube étouffant où grouille la mort, hideuse dans sa funeste et écœurante renaissance. Je ne peux même pas hurler pour exprimer l’abomination qui m’étreint.
Au centre de la pièce, un tas informe. Une masse ; flasque, affaissée, triomphante, où se repaissent les porte- morts. Des larves d’un autre genre ont éclos sur la charogne en décomposition. Un gros géotrupe escalade une cloison nasale, pour s’enfoncer sous un globe oculaire jaunâtre.
Quelques ocypes se promènent d’une oreille à l’autre, traversant la bouche béante, qui semble s’être figée dans un long cri d’horreur
Les nécrophages s’activent autour de la longue lame d’un couteau soigneusement empalé dans le thorax de Raphael. Fichée dans l’artère mammaire. La maison hurle. Toute cette vieille bâtisse familiale me dénonce et me pousse aux aveux.
Raphaël ? Je suis là : je suis là maintenant, pardon ? Je te vois, maintenant… J’ai cru que tu étais parti. Tu ne m’as pas quittée, dis ? C’est moi… C’est moi qui t’ai arrêté. Stoppé. Figé. Dans tout ce sang coagulé. C’est moi Raphaël. Oui ! Je me souviens. Force est de le reconnaitre… C’est moi qui t’ai planté. Je ne suis pas volontairement meurtrière ! Pardon, c’était ma première fois. J’ai jamais fait de mal à personne, tu sais bien… J’ai basculé. Juste perdu pied ! Est-ce que tu vas me pardonner ? J’ai juste voulu que tu restes… Je venais de t’apporter un whisky. Ce coup de téléphone a tout précipité. Tu me crois ? Tout peut recommencer maintenant. Tu vas renaître, hein ? Tu peux le faire ! J’ai toujours eu confiance en toi… Restera cette charogne. Comme une vieille peau. Une vieille croûte. Les fourmis vont parfaire cette immonde toilette funéraire. On va enterrer tout ça, mon trésor ! Oublier le passé ! Tout s’arrange toujours, non ? On n’a juste qu’à ne plus en parler. Tu vois ? Cette cuisine sera le sépulcre de ma colère…
Tout est apaisé maintenant. Moi, je t’aime ! Tu te souviens, Raphaël, On se l’était promis : à la vie, à la mort…
Amoureux pour l’éternité.
Marion LUBREAC