— C’est mon dernier anniversaire.
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Odile était née juste après la seconde guerre. Elle n’était pas l’aînée des cinq filles et n’avait pas eu le privilège de naître mâle. Alors, quand elle avait annoncé qu’elle serait avocate, son père avait mollement tenté de l’en dissuader. Droit de la famille, héritage, divorce : elle avait plaidé durant plus de vingt ans, défendant des femmes spoliées, des épouses abusées. Ce n’était pas pour la fortune, non ; elle était à l’abri du besoin. Mais elle était douée et avait bon cœur. Sa famille était riche et quand son père disparut, elle céda ses dossiers et reprit les affaires familiales: terres, immobilier, comptes. À l’approche de la quarantaine, elle se maria. Toutes ses sœurs et son frère avaient déjà fondé une famille. Ils avaient bien essayé de leur côté mais, parfois, cela ne veut juste pas fonctionner. Ce n’était pas bien grave : tous ses neveux et nièces étaient comme ses enfants et elle était comme leur seconde maman. Oui, malgré ce petit pincement au cœur, elle avait été heureuse avec lui : un homme intelligent, cultivé, qui maniait l’humour comme un chasse-mouche. Mais un homme quand même, avec ses failles et ses faiblesses. Sept années, tout bientôt, qu’il avait disparu, emporté par le crabe. Elle ne l’avait jamais remplacé.
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Cela faisait quelques années qu’elle y songeait, remplacer son genou droit qui l’empêchait de continuer à vivre normalement. Mais il y avait eu le cancer, le sien. Elle avait toujours eu cette aversion viscérale pour le corps médical. Tous des escrocs. Et pourtant, c’est bien elle qui avait forcé son mari à suivre les séances de chimio, qui le dévastaient et l’avilissaient. Vous faites l’enfant, lui avait-elle répété maintes fois. Mais la connaissance de la mort change beaucoup de choses. Question de prisme. Elle avait donc suivi l’avis de son oncologue et accepté une extraction chirurgicale, qui se solda par un arrêt cardiaque. Mais tout ne fut pas négatif. Pendant trois petites minutes de mort, son mari lui était apparu. Et il l’avait rabrouée. Ça suffit maintenant, reprenez-vous ! lui avait-il dit sans ménagement. Vaguement honteuse, elle avait laissé son cœur repartir. Et puis vint sa vieille amie la chimio. Mais avec elle, point d’ennui. La première séance lui fut quasi-fatale, une fois de plus. Le cœur encore et toujours. Elle l’avait caché à sa famille, avait donné le change à tout le monde. En phase de rémission, elle avait même accompagné son frère et sa belle-sœur en Europe, en pleine pandémie. Ils en étaient revenus accompagnés de ce virus à la mode. Et c’est avec style qu’elle passa trois semaines dans le coma, intubée comme une tour informatique. Elle s’en était encore remise. Mais elle n’était pas dupe. La prochaine alerte serait la bonne. Elle avait donc commencé à préparer la suite : investissements, dossiers en cours, répartition des avoirs ; et choisir son successeur à la tête de la famille : ce serait Nounouche, sa nièce préférée, un bonbon et une tête bien faite. Oui, elle prendrait le temps de lui expliquer toutes les ficelles, l’installer dans son propre cabinet. Le temps, elle avait le temps. La mort ne voulait pas d’elle. Alors, sur un coup de tête, elle s’était décidée à changer cette fichue rotule. Prudent, le chirurgien avait demandé une IRM[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftn1][1][/url] totale avant de programmer l’opération. Une image vaut mille mots. D’ailleurs, ceux-ci ne se bousculèrent pas à la bouche de l’oncologue tant le contraste sur papier glacé le saisit. Ainsi le ver était dans le fruit et le crabe dans la chair. Le temps, combien de temps ?
— Quelques mois. Six tout au plus, avait soufflé le spécialiste. Mais on peut être surpris.
La surprise demande un courage que je n’ai pas, avait-elle songé.
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Soixante-dix ans tout rond. Une belle vie. Elle avait appelé le salon de thé à la mode, face à la mer. Nous serons trois pour un brunch. Préparez-nous un panier de viennoiserie et un Paris-Brest maison. Rien d’ostentatoire, merci. Les invitations lancées trois mois à l’avance, Odile s’était échinée à accélérer la transition sans paniquer sa famille. Nounouche répondait à ses attentes : elle absorbait les dossiers rapidement, émettait des remarques pertinentes, proposait des simplifications, de nouveaux outils. Odile souriait, riait. Oui, c’est bien elle. Mais elle sentait peu à peu son corps la lâcher. Voilà une fatigue soudaine, voici un bras qui réagit moins bien, que dire de ce nodule étrange derrière la nuque ? Et le visage de son oncologue, déprimé :
— Partout, il y en a partout, Madame.
— Soyons positifs, Docteur. L’attaque sera anonyme et brutale.
— Détrompez-vous Madame, vous la verrez venir, disciplinée mais point apaisante. Le cancer cible d’abord vos points faibles, puis il s’enhardit et sape vos forces avant de diluer vos principaux organes.
— Vous savez parler aux femmes.
— Mais j’ai peut-être une solution pour… adoucir la fin.
— Eh bien, Docteur Faust[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftn2][2][/url], quelle proposition indécente est-ce là ?
— Il n’y a pas de pourparlers avec la mort.
Le praticien s’éclaircit la gorge et déverrouilla un tiroir de son bureau pour en sortir une petite boite en plastique, qu’il ouvrit devant Odile.
— Une seule pilule. D’abord, vous allez vous assoupir. Puis, le cerveau enverra un message au cœur, qui s’arrêtera. C’est indolore.
— C’est légal ?
— Pour les chevaux, oui. Un confrère recompose l’élément actif pour moi. Cette pilule vous évitera une grande souffrance et une certaine confusion. Sur la fin.
Le souvenir de l’agonie de son mari lui revint comme un boomerang.
— C’est rapide ? avait-elle demandé à l’oncologue.
— Une heure, tout au plus, avant de sentir votre esprit se brouiller. Ensuite ça ira vite. Si vous êtes entourée, les gens croiront que vous vous êtes juste assoupie. Le cœur s’arrêtera une petite minute après. Faites-en sorte de vous préparer. Installez-vous confortablement.
— Oui, le confort est souvent rassurant, n’est-ce pas ?
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Elle avait pris la pilule avec le jus d’orange, juste avant d’attaquer le panier de viennoiseries. Autour d’elle, sa sœur, Emma, la mère de Nounouche. Emma, sa préférée, celle à qui elle pouvait tout dire. Ou presque. Et puis sa meilleure amie, Macha. Elles s’étaient connues tardivement. Macha avait été avocate-stagiaire dans son cabinet. Elle aurait pu être ma fille, mais on ne mélange pas amitié, famille et affaires. Et puis la quatrième chaise était pour Nounouche.
— Didile, raconte-nous encore ton coma, lança Macha.
— La Reine d’Angleterre. J’étais avec Elizabeth pendant tout mon coma. D’abord, j’étais à Windsor[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftn3][3][/url] puis, lassée de la vie ampoulée du château, j’ai pris mon propre appartement à Soho[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftn4][4][/url]. Et devine qui s’est incrusté ? Elizabeth ! Va savoir ce qu’elle fichait là ! Et elle ne voulait pas entendre parler de ménage, ou de courses ou de préparer à manger à tour de rôle. Rien ! Tu parles d’une colloc !
Macha et Emma riaient à gorges déployées.
— Et ensuite, et ensuite ? relança Macha.
— Oh, ensuite, je suis partie à Florence. J’y ai pris une chambre, chez l’habitant. Et devine qui s’est pointé ? La Reine, encore ! Impossible de m’en débarrasser. Ça a duré des mois ce délire ! Quelle moule cette Elizabeth !
Dans le salon de thé, on n’entendait que le rire d’Emma, saccadé et haut perché, et celui de Macha long et grave. Et Odile, qui pouffait légèrement, l’œil fixé sur la chaise vide. Sur son poignet, la trotteuse de sa Chopard égrenait les secondes. Bruyantes. Inarrêtables. Mortelles.
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— Si elle est en retard, c’est qu’elle viendra, murmura Emma.
— C’est de qui ? demanda Macha, férue de bon mot.
— Le Pape, répondit Emma évasivement.
— Infaillible ! J’aime bien, je te le prends. Je vais pouvoir moucher mon chef avec. Il est systématiquement en retard quand je suis à l’heure et systématiquement à l’heure quand je suis en retard.
— Et vous travaillez toujours ensemble ? demanda Emma à son tour.
— On a nos petits problèmes de couple. Zut ! encore un pléonasme, répondit Macha, mordante.
Odile sourit. Tout ceci va me manquer. Elle laissa son regard se poser sur l’horizon bleuté, derrière l’immense baie vitrée. Elle soupira. Macha posa une main chaude sur la sienne, déjà fraîche. Il est temps.
#Où sont passées mes années ? Ai-je bien tout fait ? Ai-je assez aimé ?
— Pourquoi dis-tu que c’est ton dernier anniversaire ? insista Macha.
— … C’est déjà réglé. J’aimerais aller sur la plage. Respirer l’air de la mer, souffla Odile qui se levait déjà, chancelant imperceptiblement.
Son amie se leva à son tour rapidement, les sourcils froncés. Emma remettait hâtivement son téléphone dans son sac, l’air contrarié.
— Dommage, j’aurais bien fait le coup de partir sans payer. Mais bon, avec ces talons…
La boutade d’Emma se perdit dans le crissement des pieds de sa chaise. Odile était déjà de l’autre côté de la route.
— Qu’est ce qui lui prend, de nous sortir un truc pareil avant de prendre ses jambes à son cou ? bougonna Macha.
— Aucune idée, mais il faut la rejoindre. Fissa.
Les deux femmes traversèrent la route en faisant claquer leurs talons sur le bitume brûlant. Un taxi les rabroua d’un long coup de klaxon rageur.
— Mal embouché ! claironna Emma.
Elles ralentirent à mesure qu’elles se rapprochaient d’Odile. C’est un bateau ivre, pensa Macha. Devant elle, Odile avait le pas hésitant. Elle a bu avant de venir ? Mais tanguer n’est pas chavirer, hein, Didile ? songea Macha en repensant à la vie sociale agitée de son amie et mentor.
— Tu nous as presque faussé compagnie. Dis-le si on t’emmerde, souffla Emma, rouge d’essoufflement et de confusion.
Les deux femmes encadraient maintenant Odile. Celle-ci temporisa puis saisit fermement le bras de Macha pour se débarrasser de ses chaussures de deux coups de pied rageurs.
— Tu fous quoi avec tes Louboutin ? T’es folle ! s’écria Emma.
Mais Odile dévalait déjà la courte dune, son sac valsant au bout de son bras et ses longs cheveux mordorés flottant au vent.
— Ma parole, elle a le feu où je pense !
Sans prêter attention aux cris d’Emma, Macha se débarrassa de ses propres baskets et se mit à dévaler la dune. Didile part en vrille. Dans son dos, un petit cri, le bruit d’un sac de farine qui se vide et quelques injures étouffées.
— Magne-toi Emma !
À une vingtaine de pas devant elle, Odile s’était figée, les pieds dans l’eau. Elle lâcha son sac.
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— Bordel, son Lancel, dans la flotte ! jura Emma, encore essoufflée.
Macha entra prudemment dans l’eau et s’arrêta à la hauteur d’Odile. Se baissant pour récupérer le sac dégoulinant, elle remarqua le regard fixe de son amie. Ses yeux brillaient.
— On s’en souviendra de cet anniversaire. Tu nous l’as jamais faite celle-là, hein, Didile ?
Odile tiqua légèrement, dodelina de la tête.
— Contente de te surprendre encore, chérie.
— C’est quoi la suite ? Tu nous emmènes faire un tour de montgolfière ?
Dans leur dos, Emma époussetait sa jupe à grands revers de main.
— Non merci ! J’ai passé la matinée entre le coiffeur et la manucure. Hors de question que j’esquinte quoi que ce soit d’autre !
Odile posa un bras sur celui de son amie, pivota lentement la tête.
— Nounouche… ?
— Je ne sais pas. Emma ?! Elle fait quoi Nounouche ?
— Elle est majeure et vaccinée. Qu’est-ce que tu crois, avec les enfants, on fait comme on peut. Papa disait : respecte les anciens, tu deviendras vieux à ton tour. J’ai dû louper un truc.
Macha rapprocha ses lèvres de l’oreille d’Odile.
— Je crois que ta sœur nous prend pour des lapins de six semaines. Elle a vérifié quinze mille fois son téléphone.
— Je n’ai plus le temps, Macha… lança Odile rêveusement.
— N’importe quoi. Tu nous fais ta crise de la soixante-dizaine ? Tu es déçue ? Tu voulais des gogo dancers dans le Paris-Brest ?
— Macha. Je vais mourir, reprit Odile doucement.
Derrière les deux amies, Emma farfouillait encore dans son sac. Macha se rapprocha un peu plus de son amie.
— Tu as le bourdon, ma grande. Faut que tu changes d’air. Ça fait longtemps que tu n’as pas bouclé tes valises. On peut se faire une croisière. Le Nil ? Tu en as toujours rêvé.
— Non, trop tard. Je meurs. Aujourd’hui.
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Les mots d’Odile lui firent l’effet d’une gifle cuisante. Macha retint sa respiration. Elle ne sentait plus l’eau glacée qui lui barrait les chevilles. Non, pas maintenant. Pas là. Pas toi. Elle fit un pas de plus et se tourna complètement vers son amie qui regardait toujours l’horizon, fixement, les yeux totalement embués. Putain, je ne l’ai jamais vue chialer, même quand on a enterré son mari. Odile souleva ses épaules. Son menton tremblotait.
— Dommage. J’aurais bien aimé revoir Nounouche. Lui dire…, commença Odile.
— Lui dire quoi, putain ?
— Que la vie est belle. Que je l’aime. Qu’elle va me manquer.
— Tu me fais quoi ? Tu ne vas pas nous lâcher, là, les pieds dans cette putain de flotte !
— Il restera les amies, la famille, continua Odile, entre deux respirations difficiles. J’ai commis bien des erreurs ma-Macha. De délicieuses erreurs. Non, ce que je regretterai, c’est le café-crème du matin, la douceur du soleil de printemps, l’odeur du jasmin, le bruit des vagues. Mais pour le reste, j’ai bien vécu.
Odile fléchit sur ses jambes, Macha tendit les bras, Emma lâcha son téléphone dans le sable pendant que, dévalant la dune, Nounouche criait à pleins poumons, les mots déchiquetés par les bourrasques.
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Nounouche se bidonnait. Toute la soirée, Odile lui avait raconté des anecdotes sur la famille, les copines, les hommes. Sur la petite table du salon, des bouteilles de bière et des montagnes de coques de pistaches.
— Ma mère, en pleine fête de mariage, qui fait la danse du ventre, et qui perd sa culotte ?
— Oui, enfin, elle l’a récupérée discrètement avant de récurer le sol avec, répondit Odile, pince-sans-rire.
Les éclats de rire de Nounouche se répercutaient dans toute la maison comme des balles de revolver. La musique s’arrêta, comme un signal.
— Il est tard, Tata. Je dois y aller, fit la jeune fille en se levant.
— Je te raccompagne.
Dehors, la nuit était tombée depuis quelques heures. L’air, doux, était chargé d’humidité. Le jasmin exhalait.
— Maman m’a dit que tu fais quelque chose, demain matin, pour tes soixante-dix ans.
— Trois fois rien. Salon de thé. Un truc entre vieux.
— Je passerai peut-être. Vous mettre un petit coup de jeune.
— D’accord Nounouche. Bisous-bisous. Rentre bien.
— Bonne nuit Tata ! Merci pour les bières et les histoires, fit la jeune fille avec un clin d’œil.
Odile esquissa un sourire et lui fit un petit signe de la main. La jeune femme s’engouffra dans le taxi. De retour dans la maison, Odile ferma toutes les fenêtres et sécurisa les portes. Dans la salle à manger, à côté des portraits de son père et de sa belle-mère, son portrait à lui, devant lequel elle s’arrêtait un court instant, chaque soir, depuis son décès.
— Je n’ai pas pu le lui dire, mon amour. C’était trop dur, murmura-telle d’une petite voix timide.
Il continuait à sourire, imperturbable, sur son papier glacé. Quelle bêtise sortirait de la bouche de Macha en un tel instant ?... La mort est un mot, qui tue tous les mots. Oui, c’est bien. Satisfaite et un peu plus légère, Odile éteignit toutes les lumières.
FIN
[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftnref1][1][/url] Imagerie par Résonance Magnétique
[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftnref2][2][/url] Référence à « La tragique histoire du Docteur Faust », pièce de théâtre de C. Marlowe (1592).
[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftnref3][3][/url] Résidence de la famille royale Britannique.
[url=file:///D:/Write up/Nouvelles et Novellas/Les mots de la fin/Il est temps, J. L. Martin_Dixily 2022.doc#_ftnref4][4][/url] Quartier de Londres.