Le Maître flânait dans son jardin éternel et méditait ses vertus. Telles des fleurs aux couleurs de son âme, elles embaumaient la nuée et la paraient de leurs atours. Dans son allée préférée, celle de la Conscience, il savourait l’Amour et l’Énergie, la Beauté et l’Harmonie, la Joie et la Liberté.
Quand soudain, il fut attiré par le labyrinthe de l’Esprit. La nuée s’assombrit d’un coup. La fleur de l’Équilibre se dessécha. L’effroi gagna le Maître. Les Ténèbres jalousaient la Lumière, l’Ennui méprisait le Temps et l’Abîme défiait l’Espace. Il fallait réagir très vite.
 Il provoqua un conseil et fit paraître devant son trône la Lumière, le Temps et l’Espace en présence de toutes les autres vertus. Toutes ? Non…
La Parole, assise à la droite du Maître, fit résonner sa voix :
— Le Maître ne peut tolérer les écarts dont il fut le témoin. Les Ténèbres, l’Ennui et l’Abîme ont été chassés du jardin pendant mille périodes. Ainsi s’est exprimée sa Colère Maîtresse. Quant à vous trois, vous serez plongés dans l’expérience de l’Existence. Qu’il en soit ainsi.
Chaque vertu regagna le jardin éternel, sauf les trois missionnaires qui s’exécutèrent sans délai.
 
*
 
Il y eut une magistrale explosion. Cela faisait partie de la mission. L’expérience de l’Existence supposait qu’il y eût un début. Cette naissance se fit dans une douleur infinie.
La Lumière, effrayée par tant de souffrance, se cacha et se tut. Elle ne réapparut que bien après…
Le Temps et l’Espace, la stupeur passée, se mirent au travail. La tâche était immense. Il ne s’agissait plus seulement d’Être comme c’était le cas dans le jardin du Maître, il fallait désormais Exister en réalisant leur nature profonde. Telle était l’exigence de l’expérience de l’Existence. Leur nouvelle réalité s’appelait l’Univers.
Les deux vertus œuvraient ensemble, en parfaite entente et dans le désir constant de la pleine réussite de leur mandat.
Pour l’Espace, le changement était radical. Sa transmutation vers la matérialité l’obligeait à tout inventer. Il avait à sa charge l’architecture du nouveau monde et la conception des lois de l’Univers. Le Maître avait fourni la matière initiale. Après, tout était de son ressort. Réorganiser les poussières, gérer les températures, former les atomes, disposer les astres, s’étendre, s’étendre, s’étendre… Ses nouvelles attributions lui conféraient une certaine gravité.
Quant au Temps, son aventure dans l’existence démarra à l’instant zéro décrété par le Maître. L’horloge s’amorça et le Temps prit le relai. Il était chargé du respect du déroulement du plan. Veiller à la chronologie, tenir les délais, optimiser l’avance et rattraper le retard, accompagner l’écoulement des instants, c’était son travail. À présent, son éternité d’avant se conjuguait au passé. Sa nouvelle temporalité dans laquelle chaque chose devait naître puis mourir l’obligea à concevoir un avant, un après, un passé et un futur.
Les deux vertus, dans leur expérience de l’Existence, travaillaient en bonne harmonie à l’accomplissement de leurs nouvelles obligations. Il s’instaura entre elles une belle entente et même une certaine complicité. Le travail avait simplifié les rapports et favorisé une familiarité qui eût été impensable dans le jardin du Maître.
— Tu sais mon vieux, dit l’Espace à son ami le Temps, ça fait maintenant un bail qu’on se connait, je peux t’appeler mon vieux ?
— Cela m’honorerait, mon ami. Je t’observe depuis un moment et je constate que tu n’arrêtes pas de grossir, grossir et grossir encore. Alors si tu m’appelles mon vieux, toi tu seras mon grand. C’est très affectueux, ne trouves-tu pas ?
Les deux compères se réjouirent d’avoir établi leurs propres règles de vie communautaire et d’avoir simplifié leurs échanges. Il semblait qu’ils étaient liés pour très longtemps.
— Qu’est-ce donc cet éclair qui vient troubler notre travail, s’enquit le Temps ?
— Il semblerait bien que la Lumière ait enfin décidé de nous rejoindre, répondit l’Espace.
— À la vitesse où elle est passée, ça m’étonnerait qu’elle nous ait vus…
— Tu sais, mon vieux, j’ai toujours eu un léger doute sur la constance de son humeur. Elle est un peu… instable, non ?
— J’ai la même impression. On va attendre qu’elle revienne et qu’elle daigne s’arrêter un moment. À sa décharge, elle a souffert injustement de la jalousie des Ténèbres. Ne précipitons pas notre jugement.
Après deux autres zigzags aveuglants, la troisième vertu s’arrêta aux pieds de ses compagnons d’infortune.
— Tu en as mis du temps ! brocarda l’Espace.
— Bonjour mes amis ! Je suis bien contente de vous retrouver. Figurez-vous que j’étais coincée par la gravité ! Moi qui suis d’une légèreté d’éther, je l’ai très mal vécu ! Impossible de m’extraire de ce trou obscur ! Heureusement, j’ai lutté de toutes mes forces… et me voici ! Ah, je suis heureuse !
— Si je peux me permettre, ma petite, tu n’y es absolument pour rien ! lui répondit l’Espace. Juste un petit rappel et tu vas vite comprendre. Notre mission était de faire l’expérience de l’Existence. En d’autres termes, nous avons dû créer ensemble quelque chose qui nous ressemble. Tu me suis ?
Instantanément, la Lumière décocha un éclair qui aveugla ses compagnons.
« Ce quelque chose, c’est l’Univers, poursuivit l’Espace. C’est assez simple en soi, à condition de bien se connaître soi-même. Tout a démarré par une grande explosion qui a produit en moi des bouleversements d’une extrême gravité. Il fallait absolument l’atténuer. J’ai travaillé très dur à cela. Je te passe les détails. Aujourd’hui, tu as pu nous rejoindre, c’est l’essentiel.
— Si je peux me permettre, ajouta le Temps un peu agacé, c’est aussi parce que j’ai choisi le moment opportun pour que tu puisses sortir de ta prison et nous retrouver. Tout ceci était judicieusement calculé. Chaque événement obéit désormais à une nouvelle temporalité dont je suis seul décideur, par mission du bon Maître.
La Lumière, trop contente d’avoir été libérée et de rayonner où bon lui semblait, ne remarqua pas les discrets effets de langage entre les deux vieux amis. La troisième vertu venait de bousculer l’équilibre naturel qui avait prévalu jusque-là et éclairait une rivalité naissante entre les garçons.
 
*
 
Le grand chantier de l’Univers prenait forme sous l’œil averti du Temps qui donnait la cadence. L’Espace construisait de gigantesques mobiles de boules de roches, de métaux et de gaz, et s’amusait à les faire tourner en rond tandis que la Lumière parcourait des distances phénoménales pour aller en allumer certaines, au gré de son envie.
— Dis-moi, mon vieux, tu n’as pas un peu l’impression de te reposer dans ton fauteuil ? À part donner des ordres, sais-tu faire autre chose ?
— Ah oui ! appuya la Lumière, pour ça, il est très fort. Mais quand il s’agit de filer aux confins de l’Univers pour allumer les astres, il n’y a plus personne !
Avec la fatigue et la lassitude de faire toujours la même chose, l’Espace et la Lumière traduisaient leur agacement par des remarques de plus en plus caustiques. La patience du Temps était mise à rude épreuve. L’un, dont les rêves de grandeur faisaient tourner la tête, l’autre dont la célérité l’opposait à la lenteur du vieux, chacun avait de bonnes raisons de souligner ses différences. Il ne répondit pas tout de suite à leurs allégations.
— Il faut tout de même reconnaître, poursuivit l’Espace, qu’à part bricoler son horloge et se gausser de « grand Maître » par ci et « bon Maître » par là, il ne travaille quasiment pas ! Il y a vertu et vertu, on dirait…
— Mais tu as raison ! Il se prend pour le grand chef ! Ce n’est pas étonnant que l’Ennui ait fini par le mépriser !
C’en était trop pour le Temps. Il ne pouvait tolérer plus longtemps leurs sarcasmes. Il était temps de remettre les pendules à l’heure. La jalousie les avait gagnés. Il prit la parole calmement :
— Je suis l’immuable constance et la force tranquille. Dans ces conditions, il est normal que j’occupe le poste aux plus hautes responsabilités. Vous n’avez aucune idée de l’énorme travail que je fournis constamment. Vieillir les choses est une lourde tâche et nécessite une attention de chaque instant pour ne pas créer le chaos. Toutes mes forces sont mobilisées et je mets toute mon énergie à votre service afin que vous puissiez exister dans cette nouvelle temporalité. N’êtes-vous pas assez intelligents pour le comprendre ?
Les rebelles bougonnaient des choses incompréhensibles.
« Ne vous leurrez pas chers amis, gardez votre sang froid. Le moment viendra où toutes choses s’accompliront et vous en serez les acteurs et les témoins. Pour l’heure, je vous exhorte à poursuivre votre mission.
 
*
 
Les périodes se succédaient dans un ballet créatif incessant. Il y eut des myriades d’astres. Ceux qui irradiaient de lumière et de chaleur furent nommés étoiles. Les autres furent appelés planètes. C’est l’une d’entre elles, toute bleue, qui reteint toute l’attention du Temps. Il convoqua ses amis pour les informer de sa décision.
— Mes chers amis, voici ce qui va advenir. Sur cette petite planète bleue que vous voyez là-bas, l’heure est venue de faire naître la vie.
— Mais c’est quoi encore cette chose ? Une manœuvre ? Une machination ? s’emporta la Lumière.
— Encore une décision du bon Maître, ironisa l’Espace.
Le Temps avait anticipé ces réactions négatives. Il s’agissait pourtant du plan dont lui seul connaissait le déroulement complet jusqu’au terme de leur mission.
— Je vais vous expliquer, reprit-il calmement. Dans le jardin du grand Maître, nous Étions. Être était la vertu des vertus, et elle suffisait à parfaire sa joie. Puis est advenu l’incident où trois vertus ont été chassées du jardin. Nous avons alors été contraints à l’expérience de l’existence afin de nous laver des souillures de la jalousie, du mépris et de la défiance dont nous avons été victimes. Il fallait dès lors que nous Existions. Mais le plan ne s’arrête pas là. Il faut maintenant qu’apparaisse la Vie.
Un silence cosmologique fit écho à cette dernière affirmation.
« Être, exister et vivre, martela le Temps d’une voix forte : tels sont les trois piliers de toute chose. Méditez-les. Ils sont la base de tout.
Toujours le même silence.
« Et nous allons devoir en faire l’expérience. C’est pourquoi, le vivant doit apparaître. Et il apparaîtra.
Le Temps fit une nouvelle pause pédagogique afin que soit intégrée cette nouvelle donnée.
« Vous avez œuvré, et je veux ici et maintenant vous en remercier, à créer les conditions de cette dernière étape du plan. Cette belle planète s’appellera Terre. Elle hébergera des poissons dans ses eaux, des oiseaux dans ses airs et une myriade d’animaux sur sa surface. Puis viendra l’Homme. Lui cherchera à mieux nous connaître. Quand il saura, la mission touchera à sa fin.
 Il y avait trop d’informations nouvelles. L’Espace et la Lumière étaient irrités. Ils tentèrent le tout pour le tout. Il fallait faire redescendre ce vantard qui se prenait pour le grand Maître. L’Espace lança la première offensive :
— Tu sais, mon petit vieux, il faut que tu arrêtes un peu de nous prendre pour des imbéciles ! Si tu continues sur ta lancée, à te la jouer grand Maître bis, je vais devoir t’arrêter ! Et j’en suis capable ! Je n’ai qu’à créer un corps d’une densité infinie et une fois que je t’aurai capturé à l’intérieur, tu t’arrêteras et tu cesseras d’exister !
La Lumière poursuivit dans le même esprit :
— Et si tu continues à faire le malin, triste personnage, je vais devoir t’emporter avec moi à la vitesse la plus rapide de l’Univers, et là tu t’arrêteras et tu cesseras d’exister !
Le Temps avait participé à la création des lois de l’Univers. Il savait qu’ils avaient une réelle influence sur lui, qu’ils pouvaient le ralentir. Mais seulement jusqu’à une certaine limite. Et ça, ils l’ignoraient, comme beaucoup d’autres choses. Il reprit calmement :
— Voyez-vous mes chers amis, il faut raison garder. Vous ne pouvez strictement rien contre moi. Savez-vous pourquoi ? Non. Alors je vais vous l’expliquer. Contrairement à vous qui êtes uniques, moi je suis pluriel. Je suis déclinable à une infinité de cadences, j’existe en tout point de l’Univers en adaptant mon métronome à chaque situation. Si je ralentis ici ou là, si j’accélère à d’autres endroits, cela n’altère en rien mon existence, puisque je suis multiple. Je suis l’inventeur de la quatrième dimension. Je conçois que c’est difficile à comprendre, pour vous qui n’en possédez que trois. Je ne vous en tiens pas rigueur.
La Lumière ne s’en laissait pas compter. Elle l’attaqua sur un autre registre :
— Depuis le début, tu mènes un double-jeu. Tu nous as délibérément trompés. Tu nous la jouais « bon pote » nous faisant croire que tu étais comme nous. En réalité, tu savais tout cela depuis le début. C’est profondément déloyal.
— Qui aurait cru qu’avec son air de vieux sage, il pouvait être aussi fourbe ? ajouta l’Espace. Je trouve cela très immoral.
— Il n’y a rien qui soit immoral ni déloyal. Il n’y a que la mission. La Vie en est la dernière phase. Elle nous permettra d’observer les progrès des vivants. Parmi eux, l’Homme va acquérir de grandes connaissances. Il percera les mystères, d’abord de la Vie, puis ceux de l’Existence, et enfin ceux de l’Être. Alors il saura pourquoi il doit naître et mourir. Chaque être vivant devra s’y soumettre. Telle est la loi de la Vie. Dans cette expérience de l’existence, je suis celui qui donne la vie et qui la reprends quand le moment est arrivé. C’est ma nature de rendre toutes choses temporaires.
Les deux prosélytes se turent. De nouvelles convictions naissaient en eux. La cohérence, la constance et l’absence de jugement du Temps effaçaient peu à peu leur rancœur pour laisser place à l’admiration et au respect. Il poursuivit :
« J’ai usé de patience pour mener cette mission. L’Univers que nous avons façonné n’est que le fruit de l’expérience de l’Existence. Et la Vie qui s’y est développée n’est que l’archétype de la finitude, un prototype des réalités temporelles du monde. Alors, non, mes amis, je ne fais pas de double-jeu. Mais si vous me le permettez, je veux bien accepter d’être un double-je, tout comme vous l’avez aussi été au cours de cette mission. D’abord, le Je infini, éternel, intemporel, celui des vertus dans le jardin du grand Maître. Ensuite, le Je frappé de finitude, temporel, mortel, celui de l’expérience de l’Existence et du monde des vivants. Nous avons tous les trois éprouvé notre double-je. Que cette nouvelle connaissance emplisse notre Être à jamais.
L’Espace et la Lumière étaient à présent fascinés par les enseignements du Temps. Ils se sentaient honorés d’avoir contribué à la mission. La considération que leur témoignait leur ami eut raison des derniers griefs à son endroit.
 
*
 
— Mais alors, demanda la Lumière, quand tout cessera d’exister, que deviendrons-nous ?
— Ta perspicacité t’honore, ma très chère ! Quand l’expérience de l’Existence prendra fin, notre existence cessera aussi. J’espère alors que le grand Maître, dans son infinie mansuétude, nous accueillera à nouveau dans son jardin.