Les hurlements du réveil m'extirpent du sommeil lourd et comateux dans lequel je m'étais plongé quelques heures auparavant. Depuis que je suis ici, je ne crois pas avoir jamais rêvé ou même cauchemardé. Cette chimérique évasion aurait pourtant été la bienvenue. Un bref coup d'œil sur le cadran de l'horloge me ramène à la réalité : six heures moins le quart. Il était temps de quitter la chaleur douce et réconfortante de la couverture. La petite fenêtre de la pièce m'offre une vue superbe et dégagée sur l'aube naissante. Je ne peux m'empêcher de contempler ce spectacle qui me ravit chaque matin. D'abord, l'obscurité se retire lentement au profit de couleurs plus claires. Très souvent, des teintes rosées tirant sur l'orangé se dessinent en bandes fines et longues. Puis, dès que la lumière émerge, quelques instants avant le soleil, les oiseaux émettent leurs premiers piaillements et enveloppent la nature de leur mélodieux langage. C'était le moment que choisi Râ pour s'élever petit à petit, hissé par le firmament. Cette représentation me mettait toujours de bonne humeur et me permettait de bien démarrer la journée. J'enchaîne avec la toilette et le rasage. Je n'ai plus beaucoup de poils sur le visage mais assez pour devoir les éliminer de la surface de ma peau quotidiennement. Un peu d'eau sur le visage pour éliminer les dernières traces de la mousse à raser et le tour était joué. Je suis subitement interloqué par ce que j'entrevois dans le miroir. Ma peau a perdu de son élasticité et ma bonne mine légendaire s'est évaporée. Mes traits, creusés par de larges sillons, s'affaissent lorsqu'ils se meurent près de mon cou. Mes pupilles, jadis inondées par un bleu lagon intense, sont désormais souillées par un noir vide et inexpressif. J'ai perdu la quasi totalité de mes cheveux. J'adorais mes cheveux. Je les laissais pousser. Je croyais ainsi me démarquer de la meute hurlante que j'abhorrais. J'espérais, en mon for intérieur, ressembler un peu à Mike Brant. Je savais combien les filles l'adulaient à cette époque. Mais Moshé s'est tué et mon attrait pour les crinières longues s'est envolé avec lui. Le temps avait bien fait son œuvre. J'avais vieilli, vraiment vieilli. Même à mon âge, d'autres spécimens de mon espèce s'en sortaient pourtant plutôt bien. Instinctivement, je pense à de grands acteurs hollywoodiens ou même à ces présentateurs qui ne peuvent s'empêcher de coloniser les écrans et les ondes matin, midi et soir. Contrairement à moi, ces vedettes ont les moyens de dépenser des fortunes colossales dans des hôpitaux de standing dès qu'une minuscule ridule se risque à s'installer sur leur front ou que leurs paupières décident à se laisser un peu aller. Très mauvais exemple en somme. J'avais quelques économies de côté mais il était hors de question de dilapider ce pécule pour ressortir tendu comme l'une de ces toiles que l'on installe au-dessus des terrasses pour s'abriter des rayons estivaux.
Pour je ne sais quelle raison, je décèle à cet instant une prodigieuse ressemblance avec la face de mon géniteur. Inutile d'appeler «père» et encore moins «papa» un homme qui ne vous a jamais considéré comme son fils. Je me souviens encore de l'immense soulagement que j'ai pu ressentir lorsque j'ai appris sa mort. Une femme, qui s'était présentée comme sa compagne, m'avait téléphoné. Je n'ai jamais su de quelle manière elle avait pu avoir mon numéro. Je n'ai même pas posé la question, trop heureux de le savoir six pieds sous terre. Elle pleurait à chaudes larmes quand moi je sautillais dans tous les sens, ravi que ce monstre disparaisse enfin dans le néant. J'avais triomphé de ce tyran qui courait par monts et par vaux défendre la veuve et l'orphelin tandis que je crevais de faim à la maison. Par malheur, j'avais, un jour, fait brûler ses indispensables œufs du petit-déjeuner. La colère paternelle n'avait pas tardé à s'abattre sur moi. Il ne hurlait jamais, ne haussait pas le ton. Mais quand je voyais ses iris se retracter et l'extrémité de ses doigts rougir de trop serrer ses poings, je savais qu'un mauvais quart d'heure se profilait. Le tortionnaire qu'il était avait ses habitudes, ses petits plaisirs aussi. Dans un premier temps, ce dernier se munissait toujours d'un accessoire, celui qu'il trouvait à portée de main. Une très fine baguette de bois, un torchon ou, plus simplement son ceinturon qui faisait tout à fait l'affaire, du moment que l'objet puisse fouetter la chair tendre et y laisser des marques sanguinolentes sur le haut des bras ou sur les cuisses. Une fois que sa rage immédiate s'était totalement déversée, la rancœur, plus tenace et plus pérenne, s'immisçait dans sa tête malade. Le second chapitre de cette obscène vendetta n'avait pas de limites, au point que je me rappelle sans la moindre difficulté avoir été frapper de désespoir chez la voisine, pour quémander ne serait-ce qu'un quignon de pain après près de quatre jours sans avoir avalé un seul morceau de quoi que ce soit.
Ces bribes de souvenirs n'éveillent ni amertume ni désir de vengeance en moi car je me suis toujours refusé à accorder à ce despote la moindre importance. Le chasser de ma tête et de ma vie, le rayer, même symboliquement, de ma lignée, suffit à apaiser l'enfant meurtri que je fus un jour.
Mes ablutions terminées et le passé solidement cadenassé dans un coin de ma mémoire, je m'attable sans tarder. Un grand bol de café noir et fumant permet de me sustenter. Je n'ai jamais eu un appétit d'ogre, encore moins le matin, et la journée qui s'annonce achève de nouer mon estomac. Même cette poudre déshydratée à une saveur inédite. Les arômes qui se développent et chatouillent mes narines semblent plus profonds et plus fruités que d'habitude. Chaque lampée que j'avale avec engouement ne fait que renforcer ce premier sentiment et j'ai soudainement l'impression de déguster un tout nouveau breuvage lorsque le liquide glisse dans mon œsophage avec une facilité déconcertante. Je me ressers un grand bol de cette eau noire que je ne me suis jamais résolu à profaner en y déversant une goutte de lait ou en y laissant sombrer une pierre de sucre industriel. Tout à côté de moi trônent les vestiges de mon dîner. Je n'ai pu me résoudre à les jeter brutalement dans la corbeille à papier. Drôle de chose que la nostalgie qui se présente à vous dans les moments les plus anodins et au cœur des détritus d'un repas. Les papiers froissés et les boîtes en carton recroquevillées proviennent de l'une de ces enseignes de fast-food que l'on trouve à chaque coin de rue ou au plus profond de la campagne la plus éloignée de toute civilisation. J'ai cédé aux sirènes de la malbouffe, assouvi ce désir de sucre, de sel et de gras que la carcasse réclame, parfois, à cor et à cri. Je n'ai pas boudé mon plaisir quand mes canines et toutes mes incisives se sont enfoncées sans résistance dans le pain flasque et la viande saignante. Je n'ai pas eu une once de remords en enfournant frénétiquement dans ma bouche les frites industrielles au goût rance, légèrement trempées dans cette sauce rouge trop douce. Et que dire de la boisson américaine gazeuse que j'ai avalé sans reprendre ma respiration ? A défaut de m'hydrater correctement, le soda m'a arraché une bonne dizaine de rots dont le bruit a ricoché sur chacun des murs de la pièce. A peine quinze minutes me furent nécessaires pour engloutir ces mets glucosés et hydrogénés qui me procurèrent une quinte de toux carabinée juste après avoir avalé la dernière bouchée de ce sandwich originaire d'outre-Atlantique. Mon plaisir s'évanouit dans la seconde même et j'en vins à détester celui qui avait décidé de se vautrer dans la facilité gustative et qui fut moi. J'eus la plus grande difficulté à me départir de cette culpabilité, ridicule et malvenue dans ma situation. Puis la nuit s'était avancée, le silence avec elle, et Tchekhov entre mes mains avait achevé de me délester de ce poids insignifiant.
Les déchets finirent par atterrir dans le sac en plastique noir, sans autre forme de procès. Quant au bol vidé et sale, il termine sa journée dans le minuscule lavabo émaillé blanc. Je ne prends même pas la peine de le rincer. A quoi bon ?
Je ne peux faire l'impasse sur le choix de ma toilette. L'ensemble de ma garde-robe tire sur le foncé. Du gris au noir en passant par le bleu nuit et le marron moka, j'ai toujours cru que ces couleurs passe-partout suffiraient à me fondre dans la masse. Vaste utopie. Je jette d'abord mon dévolu sur un tas de joggings jetés en boule dans un coin de mon armoire. Ils n'ont pas été lavés depuis de nombreuses semaines, si ce n'est pas plus. Cet accoutrement ne me sied guère. L'idée est très vite écartée, au profit d'un pantalon côtelé gris taupe. Sobre et chic en même temps, la combinaison parfaite pour le spectacle. Je couvre ma maigre poitrine d'une épaisse chemise à carreaux qui, si ma mémoire est encore bonne, m'a été offerte quelques jours avant mon arrivée ici. La boucle serait bouclée. Je chausse enfin des mocassins noirs sans prétention, et m'assois tout au bord de mon lit une personne.
L'attente n'est pas aussi pénible que je me l'étais figurée. J'entends les autres, la vie qui reprend comme chaque matin après une nuit relativement calme. Je vagabonde spirituellement dans mon petit univers. Je m'abîme les yeux à retenir chaque détail de la peinture défraîchie qui recouvre les murs, l'emplacement de chacun des maigres meubles, l'organisation de ma bibliothèque personnelle, essentiellement composée de pièces de théâtre. Le théâtre a toujours été le grand bonheur de mon existence. J'ai joué, quelques années, avant de me lancer dans une carrière de dramaturge, aussi fulgurante que ridicule. Je n'avais aucun talent pour l'écriture, au grand dam de mon ego surdimensionné. J'avais alors reporté tout mon amour des mots dans la lecture dévorante des œuvres des autres.
La porte grince en s'ouvrant. Derrière, un colosse en uniforme bleu s'avance dans mon espace intime. Il ne dit rien. Les clefs du trousseau attaché à sa ceinture s'entrechoquent dans un bruit métallique.
- C'est l'heure, me lance-t-il, d'une voix froide et posée.
Je jette un regard sur l'horloge. Dans moins de deux heures, je ne serai plus de ce monde. On m'exécutera. Je me décide à me lever et à me diriger vers le gardien qui m'ouvre le chemin vers ma propre mort, cependant que je m'arrête net à hauteur de la porte percée d'un gigantesque judas. J'allais oublier l'essentiel. Je me précipite dans mon antre, sous les yeux étonnés du maton et reviens à ses côtés sans qu'il ait eu le temps de me faire la moindre réflexion. Le sourire aux lèvres et l'esprit apaisé, je lui tendis l'ouvrage.
- Là où je vais, ça ne me sera pas nécessaire. Il est à vous.
Le géant s'empara de l'œuvre tout en me remerciant. Côte à côte, nous nous élançons dans cet interminable couloir que j'ai arpenté des années durant, moi, le sourire aux lèvres, lui, En attendant Godot sous le bras.