LE TEMPS
 
                          
 
    
    Avoir le temps, prendre son temps—après l’avoir perdu, bien sûr—que de locutions où le mot « temps » apparaît ! Cela va de soi, mais  ressemble à une chose... que l’on n’est guère capable d’expliquer ; on préfère la comparaison, et la meilleure image que l’on en donne, c’est celle du sablier, qui en fut la mesure jusqu’au moment où apparurent les horloges.  Mais aussi le temps qui file entre les doigts des Parques,  et la vie qui file avec... C’est cela, le temps : la vie qui fiche le camp !!
    Et les mots  qui le disent !! Les poètes l’ont bien compris : les pieds, la rime, le rythme, le cœur qui bat, le pouls... le temps, toujours lui !!! Et le jour où il s’arrête : rien ! Nada !! Le fil est coupé, la voix  se tait... Reste la mémoire... et le temps des cerises...
    Le langage, lui, se déroule  selon  sa temporalité propre : aligner les mots devient parole lorsque leur suite s’articule pour devenir signifiante : le son  qui sort de ma bouche devient sens,  compréhension  pour mon locuteur ! Et la phrase, comme une bulle de sens– congelée, dit Rabelais--, c’est-à-dire susceptible d’aller d’une conscience à une autre,  transportant  avec elle  l’idée—un souffle, presque  rien --- devient totalité  signifiante...     
   C’est cela, l’homme !! Homo loquax ! Sans homme, point de temps !! Car la phrase a un commencement et une fin : elle se déploie entre une majuscule et un point ! Que le débit de votre voix soit lent ou vif, rien ne change – à condition de ne pas toucher aux éléments qui la composent.  Elle est à la fois réelle-- puisque relevant de la connaissance sensible—et hors de cette même connaissance,  puisque  révélant son contenu dans un monde idéel—celui des idées... Le langage est le lien qui unit l’immanence et la transcendance ! Et ce lien a un lieu : l’homme !!  Cela rejoint ce que disait Descartes à propos de la fameuse glande pinéale... et Proust, lorsqu’il écrit   « le monde où nous vivons  n’est pas le monde où nous pensons »
   Cela fait de l’homme un être habité par quelque chose qu’il ne comprend pas—mais qu’il ressent  et manifeste en s’exprimant,  comme s’il prêtait sa voix à un autre que lui !! Car, contrairement à ce que dit Bergson, il ne destine pas son discours à la communication, plutôt à une sorte de communion  avec... ??
   Car les premiers mots, les premiers gestes de l’homme ont été de se tourner vers on ne sait quel dieu,  mais un dieu !! Ses premières constructions furent des temples, ses premiers dessins des ex-voto, et ses sculptures,  des totems... &aLe reste vint de surcroit, car il fallait vivre  en société !! L’essentiel de son discours, c’est  prier, invoquer, supplier... Puis raconter  la formation de ce monde où nature et surnature se mêlent sans qu’on puisse distinguer l’un de l’autre— L’avènement du  christianisme  entraînera la fin  (accélérée, grâce au feu purificateur de l’inquisition) du paganisme.  Et le monothéisme triomphant  a une conséquence  paradoxale  : celui de diviser le pouvoir,  une véritable dyarchie : car il se fonde sur les paroles mêmes de Jésus : donner à César ce qui revient à César, à Dieu ce qui revient à Dieu—deux pouvoirs  séparés : le spirituel-  et  le temporel—un  pape//un empereur—la laïcité !!
  
 
                      
   Si parler est le propre de l’homme,  mourir est le lot commun  à tous les vivants ; c’est aussi cela, le temps... la finitude... les maux... les mots...   
Certes, le temps use, détruit, ---mais il crée !!   La vie, qu’est-ce que vous en faites?  Car le temps, là aussi, joue un rôle ! Mais inverse, cette fois-ci !  Il assemble, compose, anime... et l’embryon sort de sa coquille-  ou de la poche ventrale !!  De plus, il pense !! Homo loquax, homo sapiens…!
   Tout se passe comme s’il y avait deux sortes de temps : celui qui désagrège, anéantit les ensembles jusqu’au terme de cette désintégration... et celui qui réunit,  assemble et constitue ce corps, enfin, que la vie anime. Aujourd’hui, on parle d’anti-matière, d’anti-particule,  d’anti... tout... N’oublions pas la matière noire et, (anti)cerise sur ce gâteau,  le big-bang : le négatif du trou noir !  C’est une belle cacophonie !!!  Alors, pourquoi n’introduirions-nous  pas l’anti-temps ??   Jeu de mots, direz-vous !! Mais en langage scientifique, on parle d’entropie//néguentropie !
    Car, il faut bien le dire, le temps—  on ne fait qu’en parler !! il  est censé exister à partir de certains effets constatés… mais rien de palpable comme l’espace : il n’existe que pour nous, à partir de nous ;  nos équations ne prouvent rien—  elles donnent être à notre  éc(r)oulement vital sous forme d’un déroulé continu—   l’image même de notre vie !! Et même l’espace ! C’est une notion purement relative : on parle de l’infiniment petit—   qu’on ne connait que d’après des instruments qui ne nous en disent rien—   et l’infiniment grand—   de la même manière :    au fond, nous vivons dans un univers de « fractales », où le plus grand devient le plus petit  lorsque change l’échelle (et le plus petit,  le plus grand...) 
    Il nous faut reprendre au commencement--  s’il y en a un !    Deux événements se télescopent : le  « big bang »--que tous semblent accepter,  alors qu’il fait voler en éclats le fameux « c » d’Einstein-(e=mc2, la vitesse de la lumière est indépassable--) ; il est curieux que personne n’en ait fait la remarque...
   Et la rencontre de deux gamètes, chacune porteuse d’un ARN prêt à fusionner avec son complément : là, ce sont deux presqu’infiniment petits qui se présentent sans qu’on sache  pourquoi  ni  comment !!
   Alors, mon temps négatif ?? Revenons au langage : avant même de la formuler, notre pensée est déjà présente en nous—   comme une bulle de sens, venant d’on ne sait où, et qui soudain illumine notre conscience, nous faisant croire qu’elle est  nôtre !   On appelle inspiration ce qui jaillit de nos lèvres, (et qui, parfois, mérite l’écriture) —  et que vient figer notre voix ! Tout ceci est tellement nous, en nous, venant de nous,  que nous ne nous sommes jamais intéressés à ce curieux parcours qui fait briller, comme un feu d’artifice,  cette bulle de sens qui vient emplir le vide de notre conscience. Un peu comme ces Idées platoniciennes qui, toujours présentes, --mais dans un  au-delà tant redouté --  reviendraient occuper cette place en nous qu’elles ne laissent jamais vide.  « Je pense, je suis » devient « il y a de la pensée, je suis—  peut-être » (déjà formulée par Nietzsche)   Et cette pensée se présente au terme du  voyage que lui fait parcourir notre anti-temps—   sans la durée-- et  vive comme l’éclair !
                                                     
 
 
     
 
 
   Mais il n’y a pas que notre pensée ; ce monde où nous vivons, il est occupé par d’autres vies que la nôtre.  Depuis ce minuscule point initial (mais n’y en a-t’il qu’un seul ?)—pur  atome de vie—  s’est développé cet arbre magnifique aux branches chargées de vies multiples, aux parcours variés, et dont nous n’occupons que la dernière extrémité,  au terme d’un voyage tumultueux, mais qui semble avoir été guidé par une main  invisible et sûre !!  Dieu ?  Collisions d’atomes ?? Ou...???
   Nous en sommes là ;  et nul ne veut le dire, quoique chacun y pense : comment-- on le sait (plus ou moins) ; mais « qui,  ou quoi, ou qu’est-ce »... ???   Silence—   ou plutôt trop- plein...
Et nous nous efforçons de masquer notre ignorance par l’usage immodéré d’un vocable  équivoque— parce que simplificateur à l’excès !! Prenons, par exemple, les « lois » de l’évolution--je mets des «   car, en vérité, il n’y a pas de loi—   seulement une généralisation à partir d’observations locales et  d’une temporalité restreinte...
  On dit : « les animaux se sont adaptés », et cela semble aller de soi -- ce qui est un faux-sens : ils ne se sont pas adaptés— forme pronominale qui présuppose une action de la part des intéressés --alors que chaque individu  n’y est pour rien ! On devrait dire : ils sont adaptés—   forme passive, bien plus vraisemblable !! Car l’évolution des espèces se fait selon une temporalité quasi géologique.    L’éléphant  a grandi de cinq mètres en cinq millions d’années (à peu près) soit un millimètre par mille années !! (Le temps mis par le Mont Blanc pour s’élever...) D’autant que, lors des paliers d’évolution, ce ne sont pas quelques individus, mais la totalité de l’espèce qui se transforme en même temps—    ce  qui manifeste que leur transformation n’a aucun caractère   singulier !! il semble  donc qu’il y a  un agent extérieur qui  anime cette évolution durant des milliers de siècles.
   Ce qui est certain, c’est qu’il y a bien évolution, mais nous n’en connaissons pas les causes ; de plus, avec un tel rythme, une espèce a mille fois le temps de disparaître ! Or, une espèce  qui est vivante à l’instant  t  a réussi à survivre jusque là ;  elle n’a donc aucune raison de se modifier – à moins que... que quoi ???  Il faut donc admettre, là encore, ce qui ressemble à une main invisible, mais si embarrassante !!   Car c’est là que le bât blesse : notre raison— la Raison— et la Science— semblent impuissantes. Doit-on, puisqu’on en arrive là, douter de la raison ? Ou, plutôt, en accepter les limites, et tenter d’aller au-delà ??  A moins que...
   Revenons à cet atome de vie initial, considéré comme le point de départ— tout  comme le big-bang  pour l’univers-- et demandons-nous si, au lieu d’être des points de départ, ce ne serait pas plutôt des  points d’aboutissement d’un processus qu’on ignore.  Et si ce big-bang était  le pendant des trous noirs, par lesquels s’enfuit la matière ?? L’un compenserait l’autre, ce ne seraient pas des phénomènes indépendants, mais, au contraire, corrélatifs ??  Cela formerait comme un tore dans notre univers...
   Nous posons comme évident qu’il y a un point de départ. Mais ce n’est qu’une exigence intellectuelle, non un fait !! Tout comme le temps : il devrait n’avoir qu’un seul sens !! Alors revoyons notre copie, nos certitudes.  Que peut-il se passer avant le départ –  point zéro—  de la vie : un « chaos »... et soudain, comme dans le film de Kubrick, un objet X !!... Un agent  extérieur qui apporte une semence ! Mais reculer les frontières du problème n’est pas le résoudre !!  On se retrouve à la case départ. Car c’est cela le problème : nous attendons  un commencement !! Et, sans doute, une fin !!  Pseudo-nécessité issue d’un processus calqué sur notre temporalité biologique, et même linguistique !! Bref, une impasse ! 
 
    Et on a beau dire, faire ou penser, ma pauvre raison, elle  aussi, subit cette aporie : on tourne en rond !!  J’en arrive à être le premier à douter— même de moi : oui, ces idées  ces sensations, ne sont-elles que bulles, fantasmes et rêveries ??  Venant de je ne sais où—  si même il y a un lieu qui me permet de dire « où » ?  
    Moi qui suis—   mais suis-je vraiment ce Je qui pense ??  Ce moi incertain— quoi qu’en dise le gentil  Descartes— se tourne vers...  vers qui me donne la parole ; car mieux que « je suis », il est plus certain encore que « je parle » !! Et là, je puis m’interroger : pourquoi parlons-nous ???  Vers qui vont  nos paroles ?? Puisque je ne suis pas sûr d’être moi,  je ne le suis pas davantage d’avoir, en face de moi un autre que moi !! Et puis-je m’adresser à une ombre, une illusion ???
    Il faut donc que je m’adresse à ce qui fait de moi cette ombre de moi... Mais bien sûr, il ne me répondra pas... Et c’est là aussi l’énigme du langage !!
   Nous avons voyagé dans le(s)temps... Tout se passe comme si, en chaque point (de l’espace ?) il y avait deux temps,  dont l’un serait point de départ, l’autre, d’arrivée : divergence et convergence,  cause et effet... notre langage ne peut nous offrir que des images, mais elles sont éloquentes : c’est le paradoxe  de nos  temporalités,  temps et anti-temps qui  sont indissolublement liés. Et nous ne savons-   ni ne pouvons- les démêler le grand écart de la pensée, en quelque sorte !!  
   Je me tourne alors vers Teilhard de Chardin -- un père jésuite, me direz-vous !! Où êtes-vous tombé !!--   Mais il a le mérite--pas si grand, il est jésuite-- d’oser  prononcer le mot honni,  impensable pour les penseurs— celui  de finalité,  relooké, pour la circonstance, par un mot moins marqué : « téléonomie ». Reprenons les faits : un point X d’où jaillit le premier germe de vie,   un point Oméga  vers lequel converge l’évolution ;   un point O—  l’homme— par//pour lequel, s’opère tout ce mouvement que Teilhard nomme   « le phénomène humain ».
       Et, pour lui, bien sûr, la main d’un Créateur qui conduit cette épopée vers le point (oméga)  de convergence--le contraire de l’Apocalypse, puisque devenant-- bouquet final --le nouvel Eden,  le vrai royaume de Dieu où l’homme,  enfin—   tel Ulysse---achève son voyage et commence une  nouvelle vie... !! Chacun y trouve son compte : Dieu, qui, par un autre chemin, retrouve sa/ses créature(s) ; la science, qui permet de suivre ce cheminement point par point ; et la Raison qui se voit comme déifiée-- mi-laïque, mi- religiosifiée— un mariage cependant trop catholique pour la gent  rationnelle !!
   Et cependant !!... Aucun philosophe ne peut vraiment se contenter du seul chemin de la Raison : même les matérialistes les plus convaincus  ne peuvent  faire l’économie d’un « clinamen »--la chiquenaude qui conduit le bal, et permet aux Empédocle, Marx ou autres matérialistes de se gausser des théistes ; mais leur feuille de vigne pseudo scientifique  est encore trop visible et masque mal leur idéologie...
    Alors, pour habiller le tout d’un manteau couleur de raison,  Heidegger  substitue-- à un Dieu trop marqué---  l’Etre –impersonnel-- vrai deus ex machina— qui  cache  son énigme  en faisant de l’être-là (l’homme) celui par qui l’Etre lui-même n’a d’existence que par la parole –et qui donne réalité à ce monde.  Dieu dit à Adam de donner un nom aux animaux, et ceux-ci, dès que nommés,  deviennent des étants,  et accèdent à l’existence !!  Il en est ainsi du langage : rien n’est qui ne soit dit.  Dieu lui-même, c’est par Sa parole qu’il crée le ciel, la terre, etc. Et  ce pouvoir, transmis à l’homme, fait de lui  une créature privilégiée dont la voix semble être celle-là  même qui fait luire les étoiles et voler les oiseaux dans un ciel  qu’éclaire l’arc divin...
 
   Ce pouvoir, que l’homme semble ignorer, ne se manifeste- t-il pas dans le cri  primal  de ce nouveau-né dont le vagissement semble une affirmation  de ce lien vocal qui l’unit à l’Etre ??  
   Et Heidegger   confirme : « le langage est transcendance » !! (après avoir dit qu’il était une « énigme »)
    Dieu, interrogé par Abraham sur son nom, lui répond « Mon nom est : Je suis » !!  C’est ce que Descartes, lui aussi, découvre en s’interrogeant : «  je suis, j’existe... »  Alors l’homme --cet étant qui n’est pas nommé—   devient  la voix par laquelle Dieu lui-même accède à l’étant-ce,  et n’existe  que par la voix de  celui qu’il a  créé !!  Et tous ces étants,  fils de la parole,  deviennent,  en  existant,    le Monde— qui ne se soutient que par un filet de voix---si ténu !!-- mais qui relie l’homme à ce « Je suis » divin---l’immanent au transcendant...
   Le temps se présente comme un arbre dont les racines plongent au cœur de la nuit, et dont  l’extrême bourgeon  éclot avec la voix qui chante—   comme celle de Tosca—   pour  dire :    « J’offre mon chant aux étoiles pour embellir les cieux »--sans doute la réponse à la question :    pourquoi parlons-nous ?   
    Les premiers  mots des premiers hommes  ont été pour prier leurs dieux  (après leur avoir  donné un nom)... et aussi pour communiquer entre  eux ; c’est cet aspect du langage qui semble aujourd’hui si important, (Bergson) et qui  a occulté sa fonction première... Et Camus se trompe lorsqu’il nous dit que la première démarche de l’homme est de chercher la vérité : pourquoi  la chercher,  puisqu’il   la connait ! Ses dieux, ses idoles jalonnent son chemin, occupent sa pensée ! 
   Mais, après l’extermination des dieux et des idoles par le monothéisme, la  route est dès lors toute tracée pour accueillir la triomphante Raison !! Il nous reste, de ces temps premiers, les mythes et les fabuleux récits de la cosmo-génèse... relégués au rang de vestiges d’une pensée révolue---que, cependant,  la Raison  n’a pu  effacer complètement -- mémoire et oubli  sont compagnons inséparables... Mais  ces temps premiers, ces voix— se  retrouvent – intacts-- au plus profond   de nous, pour nous  éblouir   de nouveau.  Car certains de ces êtres-là ont, par une grâce mystérieuse,  le pouvoir de nous faire (re)découvrir  cet  autre monde,  modelé  par eux et par qui nous re-trouvons  ce  qui nous  a donné –et donne encore--  et vie, et sens...
    L’artiste est celui par qui  une— la ?---  réalité (re)prend  forme  en dessinant un monde où éclatent ces bulles de sens qui, comme un feu d’artifice, éclairent les ténèbres, et ouvrent aux hommes les chemins qui mènent vers.... ??
    Au fond, quelle importance  si le Rêve est ce chemin ... ....
                                  Pourquoi  se réveiller ????...