Il se leva brusquement et quitta la pièce sans un mot. N’avait jamais tellement aimé parler. Mais là carrément face à leur obstination à vouloir l’incarcérer dans le présent, il préférait décamper… 
Les mots ne soulèveraient que poussière. Les compléments circonstanciels comme les autres (il entendait encore la voix effilée de Mme Sapiens, l’institutrice d’autrefois). Quelle manie avaient-ils donc attrapée tous pour les multiplier ainsi quand ils s’adressaient à lui ! Notamment ceux de temps et de lieu. On est Lundi aujourd’hui. Ah, mais la maison a été vendue en 1996. Faut te couvrir, on est en automne maintenant… Tiens déjà midi c’est l’heure de déjeuner! Cette conspiration grammaticale le déstabilisait profondément. Pourquoi s’acharnaient-ils ainsi à vouloir le coincer dans le présent ? Le présent était bloqué. Sans issue. Qu’ils arrêtent un instant leurs regards sur cette enfilade de couloirs. Sur ces murs pâles d’avoir essuyé tant de coups d’éponge hâtifs pour effacer les traces. De sang, de larmes, de vomissures. De ceux qui avaient échoué à débusquer le passage… 
Il avait quitté la pièce brusquement les laissant pétrifiés par sa réaction. Aucun ne l’avait suivi. Ils étaient restés assis, la bouche tordue par l’indécision entre sourire et grimace, tous incapables d’émettre un mot, pas même un complément circonstanciel.
Profiter de l’instant de surprise. Mettre les voiles, vent arrière. Car lui savait que le passage qu’il cherchait ne s’atteindrait qu’en se retournant.
Ne pas se précipiter pourtant. Avait-il pensé à tout ? Il devait réfléchir encore un peu.
A petits pas glissants il sortit par la porte de derrière laissant dans son dos la bâtisse horizontale, s’enfonça dans le jardin et, à l’abri d’un saule, il l’observa. Cette maison appartenait-elle à son passé ou à son présent ? Elle semblait, comme lui, ne plus appartenir au temps. Peut-être même n’avait-il jamais bougé de là ? Sa mémoire glissait de plus en plus souvent sur des seuils poreux. S’ancrer dans la durée devenait périlleux. 
Est-ce de mon plein gré que je suis là ? M’y a-t-on donné rendez-vous ? Qui ? Le notaire ? Ma mère ? Les enfants ? Qu’importe ! L’essentiel reste de trouver le passage.
On l’appelait. L’inquiétude creusa ses joues. Il fallait déguerpir ! 
Sa détermination à leur échapper s’éparpilla à la vue de l’allée rectiligne qui plongeait vers un espace à la fois ouvert et quadrillé, béant et limité, structuré en massifs rectangulaires, tous entourés d’une bordure régulière de pierre grise. Il se remit en marche.
Aucun son, plus de voix. La terre est nue et tassée. Une croûte fine, par endroits fendillée, indique qu’elle n’a pas été travaillée depuis longtemps. Pas d’herbes, ni de fleurs, ni d’insectes. Sur l’échine sèche de l’allée une poussière vibre imperceptiblement à chacun de ses pas qui progressent toujours vers le bas mais comme à reculons. Nouveaux massifs, identiques, déserts. Et partout ces bordures en pierre grise. Sur l’une d’elles il remarque la trace vert de gris d’une mousse lointaine qui scintille. Humer l’enfance.
Le passage ne doit plus être loin. C’est une découverte suave mais fugace, immédiatement absorbée par la lumière éteinte de ce jardin nu, sans traces de saison. Il enfonce ses doigts entre les pierres moussues mais soudain ne sait plus ce qu’il fait là, s’il cherche quelqu’un ou quelque chose. Il y est, c’est tout. Il y est comme dans une évidence, agenouillé au cœur d’un événement inévitable.
Il fait encore jour sans qu’il puisse déterminer l’heure. Il n’y a pas de vent. Tout est à son point de départ.
Ne pas se précipiter. Tenter de se souvenir encore un peu. 
Réfléchir. Mettre de l’ordre.
Il sortit de sa poche un carnet marron dont la couverture de maroquin s’était arrondie au contact de sa fesse - il le gardait toujours dans la poche arrière de son pantalon - et nota lentement, dans un ordre réfléchi, les mots suivants :
1. Valise
2. Papiers
3. Prévenir maman
4. Anniversaire
Il cligna des yeux. Relut. Ajouta à la hâte un titre Pour y voir plus clair et se mit à écrire.
1. Valise
Tout a commencé Lundi - ou hier ou avant hier je ne sais plus - alors que comme tous les matins je préparais tranquillement ma valise pour rentrer chez moi.
-       Mais vous êtes ici chez vous, Monsieur C.
Ils me prennent pour qui ?
J’ai bien essayé de résister. Mais ils m’ont enlevé la valise des mains. J’ai crié. Prenez-en soin ! C’est la seule valise que je n’aie jamais possédée. Je n’aime pas voyager. Mais c’est elle que j’ai emportée lorsque j’ai quitté la maison de ma mère. Ma petite sœur a dit : emmène-moi. J’ai joué les cadors. Y’a pas de filles sur les chantiers. Je mesurais un mètre soixante, j’avais dix-sept ans, j’ai retenu mes larmes jusqu’à l’arrêt du bus. J’étais chef de famille. Après, ça n’a jamais plus eu d’importance que l’on me voit pleurer. 
Donc, je serais ici chez moi ! Je serais dans ma maison sans la reconnaître. Foutaises ! Je le connais mon chez-moi. La maison au bord de la Garonne. Le limon blond du fleuve. L’odeur des marées. Aurais-je signé des papiers ? Il y a dans tout ça quelque chose que je ne m’explique pas. Un arrêt. Un trou. 
 Je peux répéter ce que disent les autres : hématome au cerveau. Ulcère à l’estomac. Mais qu’on s’intéresse à mon corps n’éclaircit pas mes idées. Ça n’avance pas. Ça n’avance plus comme avant quand je croyais que la vie était en mouvement perpétuel. Comme les astres. Comme les étoiles filantes tombant dans le pré et renaissant dans le ciel lors de la fête de mes sept ans à la campagne, le long du fleuve. Je pensais que l’on pouvait, comme elles, entrer et disparaître et revenir encore et entre temps, si cela s’avérait nécessaire, changer ce qui n’allait pas… 
Le médecin, plus synthétique, rassure : c’est la chute, Monsieur C.
Tout le monde acquiesce, soulagé. 
La chute a eu raison des astres. On me fit comprendre qu’il fallait revenir sur terre avec eux (retour des compléments circonstanciels !) et en finir avec certaines croyances infantiles dont je m’étais ouvert dans un groupe de paroles (et l’on voudrait me faire croire que je suis ici chez moi !) : celles d’un temps capable, comme les ballons du chausseur André, de s’allonger ou de se contracter selon mon seul désir, aussi rond et plein que le ballon lui-même. J’ai tenté d’expliquer qu’il était possible, à tout instant, de s’effacer, de disparaître, de revenir comme les étoiles et de recommencer. En mieux. Comme avant d’avoir raté. Évidemment, pour cela, il fallait trouver le passage.
Je n’ai convaincu personne. Et personne n’a voulu comprendre que le ballon, bien avant ma chute sur le carrelage glacé de la cuisine, m’avait déjà échappé. Il m’avait nargué pendant des années en se balançant au-dessus de moi avant d’exploser avec un mauvais petit bruit sec dans ma tête. Je ne voyais pas d’inconvénient à ce que le docteur appelle hématome la trace de l’explosion mais qu’on ne vienne pas me dire que le désert dans lequel je me perds vient de la chute. Je m’explique. La chute n’a pas dérouté ma vie. La route était déjà coupée.
Pourtant la psychologue réitère. Ça reviendra, Monsieur C. Tout doucement. Il vous faut du temps pour récupérer.
Combien de temps faut-il pour passer à l’intérieur de soi-même et récupérer une vie qui s’efface ?
2. Papiers
Et puis Mardi - ou hier ou avant-hier je ne sais plus - ils ont remis ça avec les papiers. C’est important les papiers, non ? Comment prouver son existence sans papiers. Sans son nom et sa signature à côté. Eh bien, ils n’ont pas voulu me les donner. Perdus ! Face à ma perplexité, ils ont risqué : c’est votre fils qui les garde. Mais qu’en ferait-il mon fils ? Il doit avoir les siens. Et alors j’ai réclamé mon argent, alors là ils se sont totalement embrouillés. Vous n’avez plus rien Monsieur C, tout a été vendu, la maison, la voiture, les livres.  Mais ils pensent vraiment que je vais avaler çà ? Au nom de la chute ?
Je proteste ! Ai-je signé quelque chose ? Non. Mais quoi que je dise, je sais que je ne serai pas crédible tant que je n’aurai pas trouvé le point de passage qui me ramènera à la source de cet ébranlement à partir duquel une pluie de suie légère se déposa sur chacune de mes perceptions me conduisant à douter de ce que je voyais, de ce que je sentais, érodant le contour des visages (j’ai récemment confondu ma sœur et ma fille) et me percevant moi-même comme une forme vague, inachevée et mal définie. Peut-être même pourrai-je anticiper la chose (le médecin dit  la chute ), la précéder, la prévenir, l’empêcher d’arriver. Peut-être même pourrai-je même retrouver celui que j’étais avant. 
Avant.
Avant ce moment trouble à partir duquel une suie tenace a terni mes perceptions.
Avant la formation d’un nuage noir voletant sans nom dans ma tête et qui masquait peut-être même quelque chose de plus noir encore. Quelque chose qui m’avait échappé, que j’avais été impuissant à retenir et qui avait fini par exploser dans un coin de ma tête comme le ballon du chausseur André de mon enfance. Mais l’explosion ne m’a pas totalement tué et aujourd’hui, ce qui reste de moi, réfugié dans le point aveugle de ma conscience, bouge encore et encore cherche le passage. Pour que tout puisse recommencer. Comme avant. En mieux.
Mais comment reconnaître la fissure propice dans le maillage serré des années. Où et quand me glisser entre les pierres effritées des souvenirs pour me libérer de toute cette suie ? A quel passeur m’en remettre pour qu’il prenne ma main, pose mes doigts de vieux sur les lèvres disjointes du temps et me dise « c’est d’ici, exactement, qu’il te faut repartir ». Sans passeur (il faudra qu’il accepte de me prendre sans papiers), je trouverai toujours quelque chose pour me faire douter, quelqu’un pour me retenir. Je resterai au bord …
Il faudra aussi qu’il prévienne maman.
 
3. Prévenir maman
             A ce sujet, Mercredi - ou hier ou avant-hier je ne sais plus précisément - ils m’ont fait un sale coup. Je m’étais risqué à formuler une petite requête. Je ne demande pas grand-chose mais là j’ai osé. Quelqu’un peut-il me prêter un portable ? Je voudrais appeler ma mère.  Maman est morte répond mon frère. A moins que ce ne soit mon fils. Quelle maman ? La mienne ? La sienne ? Où vont-ils chercher ça ? D’accord, je n’ai pas encore prévenu Maman de l’endroit où je me trouve et je pense qu’elle n’est pas contente. J’ai chargé ma sœur de le faire. Elle m’a regardé avec étonnement. Mais elle a répondu ne t’inquiète pas. Je m’en occupe. Elle avait l’air drôle tout de même…
J’aurais peut-être dû lui expliquer moi-même à ma mère pourquoi j’avais disparu des années plus tôt, emportant femme et enfants, loin d’elle. A des centaines de kilomètres d’elle. Pourquoi je m’étais ensuite enfoncé dans la nuit. Faillite. Divorce. Alcool. Enfoncé dans l’une de ces nuits âpres qui dure des années et où l’on s’endort seul sur l’échine hérissée du temps qui désarçonne l’âme et vous rend un corps évidé. Plus de sentiments. Plus de souvenirs.  Pas même de la chute qui se répète à chaque crépuscule et écarte du lit un corps démembré, impuissant. Que seule l’ivresse apaise.
J’aurais pu au moins lui dire : je traverse une mauvaise passe. Tu ne dois pas t’inquiéter. Je trouverai un jour la piste qui remonte le temps et l’instant propice pour venir t’embrasser. Et elle aurait dit mon pauvre petit garçon. Et ses bras auraient été mon refuge et son regard mon passeur. Tout ça me tracasse encore. Car aujourd’hui maman ne sait pas où je suis. Si elle a besoin de moi… Maman est morte a fini par dire aussi ma sœur. Ils s’y mettent tous décidément. Et je n’en aurais rien su ! Ils me prennent vraiment pour un demeuré. 
Je réclame à nouveau un téléphone. On me suggère. En voudrais-tu un pour ton anniversaire ?
4. Anniversaire
Quand ils m’ont fait le coup de l’anniversaire je suis resté dubitatif. Quel âge avais-je donc ? 
Dans ma chambre j’ai un almanach des PTT de mon année de naissance. 1943 ? Je vérifierai si j’y retourne un jour. Je jetterai aussi un coup d’œil à la photo du bébé que j’ai cachée dans le tiroir de la table de nuit. Je ne sais plus qui est ce bébé. Il a le regard doux de celui qui ne s’est pas encore égaré dans une vie sans direction ni cohérence. Pourtant sur son visage flotte un air d’inquiétante mélancolie. Un air de famille à n’en pas douter... Mon anniversaire ? Sur le moment je n’ai pas voulu les contrarier. Votre fille va venir vous chercher avant le déjeuner pour le fêter en famille. Ma fille ? Le docteur a dû se tromper.
C’est Maman qui viendra. Elle doit savoir maintenant.           
J’ai fait semblant d’obtempérer, de me soumettre. Mais tout de même, pour les moucher, qu’ils voient que je ne suis pas dupe, que je suis maintenant un grand garçon, un homme bientôt et puis aussi peut-être pour ne pas leur faire de peine, qu’ils sentent que ce qui reste de moi sera bien avec eux en ce jour particulier d’anniversaire (le mien, paraît-il) j’ajoutai, joueur, presque gai : oui je viens. Je viens et même que je connais déjà le cadeau…
Un vélo bleu. Maman l’a promis.
Ce sera la fête. La grenadine, rouge comme le sang des vignes, coulera jusqu’au fleuve et des étoiles filantes plongeront dans le pré le long de la Garonne. Avec le vélo, j’irai peut-être assez vite pour en rattraper une avant qu’elle ne chute dans le limon doré ou ne soit irréversiblement emportée par le courant.
Leurs sourires consternés me firent l’effet d’un couperet mais je ne manifestai aucune déception. Même quand j’ai vu le cadeau. J’entends encore Maman dire : ce petit n’est pas très expansif. C’était quand ?
Je murmure pourtant… Sans le vélo j’ai peur de ne pas y arriver…Venez avec moi ! Mais ils ne m’entendent plus. Venez ! Ils ne veulent pas me suivre. Ils restent sur l’autre rive. Si proches encore que mes doigts de vieux pourraient les atteindre si quelque chose d’invisible mais de définitif ne s’était glissé entre nous. 
Un dernier regard me ramène le souvenir térébrant de les avoir aimés, aussitôt dissipé par une apaisante sensation d’absence. De loin, je les vois s’amenuiser, presque entièrement repris par l’oubli, plus que des morceaux de compléments circonstanciels qui vont mourir sur la rive opposée, débris de mémoire glacée, lisse, sans lumière. Un astre refroidi flotte encore. Bientôt un désastre.
Je suis seul dans les bras d’un temps qui ne passe plus avec sur le visage l’air mélancolique du bébé qui dormait là-bas dans son tiroir de table de nuit et qui m’attendait dans une vie parallèle, à l’abri du temps. 
Sans valise, sans papiers, sans prévenir personne, je venais de trouver le passage.
 
Au printemps, le jardinier du Clos de la Garenne qui retournait la terre pour planter des vivaces autour d’un saule, tomba sur un carnet aux feuillets gondolés que sa couverture raide de maroquin brun avait pourtant protégé de la pourriture. Il le remit aux infirmières qui le déposèrent à l’accueil et affichèrent un petit mot cordial invitant son propriétaire à le récupérer.
Aucun des pensionnaires ne le réclama. 
Monsieur C. à qui on le présenta dit, qu’à sa connaissance, il devait appartenir à un gamin de l’école communale. Il hésita puis suggéra. Demandez à Madame Sapiens, l’institutrice, elle connaît l’écriture de tous les enfants.
 
*