PAS
LE TEMPS
« Avec le temps
Avec le temps, va, tout s’en va…
Le cœur, quand ça bat plus, c’est pas la peine d’aller
Chercher plus loin, faut laisser faire et c’est très bien »
Léo Ferré. Avec le temps
Nous y voilà. Ça y est.
Le temps.
Entité évanescente qui sonne le glas du vivant.
Implacable scalpel qui découpe l’existence en fines tranches et la poignarde.
C’est pas un crime. Juste le temps qui passe.
Le temps qui flotte comme un étendard au-dessus de vies vibrantes d’immortalité.
Le temps qui rit dans des jeunesses éclaboussées d’éternité. Qui se rie de lui-même qui ne fait que passer.
Le temps qui se fripe dans les plis grâcieux des amours d’antan.
Le temps qui se fige dans les mémoires dissidentes. Qui l’emprisonnent et le retiennent. Comme on retient en vain un amant de vingt ans. Pour le garder, pour le garder.
Le temps en suspens sur la tombe des manants. Le temps qui t’enterre et qu’on tempère.
Le temps que je gagne, que je vole. Le temps dont je me joue, le temps que je déjoue. Que je freine, que je refreine. Que j’oublie que j’invente.
Le temps que je gagne surtout. L’ultime course de ma vie qui galope jusqu’à sa fatale échéance.
Le temps que je perds, aussi.
Le temps après lequel je cours, un jour, toujours. Je lui cours après, oui, je lui fais la cour, un jour et je voudrais qu’il m’oublie, qu’il m’oublie. C’est moi qui cours, mais c’est lui qui me rattrape toujours. Un jour.
C’est juste une question de temps.
***
Alors parlons-en, du temps. Tant qu’à faire. C’est toute la vie, ça, le temps.
Parlons-en, puisque j‘ai le temps.
Expression mal formulée. Comme temps d’autres. En d’autres temps… mais aujourd’hui, on parle mal. C’est un fait. Une histoire de temps, sans doute.
Je prends le temps, alors ? Pourtant le temps, c’est imprenable, on ne peut pas le posséder, c’est comme une femme, ou même un homme, ah non, c’est pas pareil un homme, on peut le posséder, lui. C’est imprenable, le temps, et on dit qu’on le prend. C’est l’usage.
On dit n’importe quoi, nous les hommes, on se sert du langage pour travestir une réalité dont on ne peut supporter la vision. L’insurmontable vision de la réalité nue, dépourvue d’artifices, et que l’on s’empresse de revêtir de fantasmes et d’imaginaires salvateurs. Parce qu’on croit qu’ainsi on lui échappera… Sans y croire, au fond… On n’est pas si dupes, nous, les hommes. Pas si bêtes. Mais on est vivant, et être vivant, c’est se foutre du temps. Sinon notre existence tout entière se déroulerait dans le cortège silencieux qui escorte misérablement le temps qui passe. Tête basse.
J’écris donc. Puisque, comme formulé précédemment, de manière complètement incorrecte mais ô combien expressive, j’ai ou je prends, à votre gré, le temps d’écrire. Donc j’écris. C’est, bien évidemment, comme toute chose dans la vie, le temps qui dicte. Ça tombe bien, ça parle de lui. Il est le héros de ce texte, si tant est qu’on puisse l’ériger en… personnage ? non, en… euhhh… substance héroïque. Il génère le fond et la forme. C’est une bonne nouvelle.
Je suis contemps.
T’as fait à manger ? Crie une voix au loin.
J’ai pas le temps ! hurlai-je à la voix si loin.
Et mon papier pour l’inscription ? J’entends encore vociférer.
PAS LE TEMPS !!!
Après. Plus tard. Pas maintenant.
C’est bon, là ?! Je peux m’occuper de moi ? Mon fils, je le vois deux weekends par mois et la moitié des vacances scolaires, c’est la loi de la paternité extraconjugale, alors je veux pas m’embrouiller. Mais bon, j’ai pas le temps, j’ai pas le temps. Qu’y puis-je ?
Je m’éloigne pour ne plus rien entendre. Parfait. Je n’entemps plus rien. Maintenant je suis dispo. A moi-même. J’ai tout mon temps.
Evidemment, quand on ne fait plus rien de tout ce qu’il y a à faire dans la vraie vie, quand on enlève les contraintes, les loisirs… tout, quoi, ben il reste…rien.
Du temps, donc.
Le temps, c’est rien.
Donc.
Me voilà engouffré dans le néant. Projet titanesque.
Quelques pages seulement.
Mais quelques pages, c’est déjà ça. Ça peut suffire à filer le vertige du vide.
Je suis contemps.
***
Pourtant il fait un temps de chien aujourd’hui.
Tant de chiens dans mon quartier. Gens qui passent laisse en main. Passent le temps, promènent le chien.
Elle en a du chien, celle-là. Avec son bouledogue français, oui, les nations canines, ça existe ; c’est pour dire les origines. Important, les origines. Pourquoi ? me susurre une petite voix dont je ne saurais dire si elle est maussade ou moqueuse. Important, c’est tout. La race ancrée dans le passé, ancêtre du présent. La génétique, c’est rien qu’une technique temporelle. Une question de temps, toujours.
Oui, tant de chien avec son petit air coquin, l’air de rien. Une silhouette dans l’air du temps.
Le temps de prendre l’air.
Avec le bouledogue de nationalité française fier de ses origines. Ah non, lui, c’est pas un humain, ses origines il sen fout, il ne les connait même pas, les origines que l’espèce humaine lui a attribuées. Lui il vit, c’est tout. Il se contempste de vivre. Se contente-t-on de vivre ? Il est content, lui. Au gré du temps, le jour, la nuit. Il fait beau, il fait moche, il mange, il dort. Il joue. Il rêve. Sait-il qu’il meurt un jour, comme ça, au détour d’un instemps suspendu ? D’un instant figé dans l’indicible douleur de la vie qui s’arrête.
Mais ça passe avec le temps, il parait. Les souffrances, les regrets, les remords, tout ce qui ronge. Tout ce qu’on aurait pu faire et que l’on n’a pas fait. Tout ce que l’on aurait dû faire et que l’on a manqué. Tout ça, ça passe, avec le temps. Il parait. Quelqu’un m’a dit. C’est bien le temps, quand ça passe, alors…
Si ça apaise, si ça soulage. Si ça éteint, si ça efface. Si ça gomme les choses de la vie, les mauvaises surtout. Les autres, je veux les garder, je veux pas que le temps les emporte dans les flots de l’oubli et qu’elles échouent lamentablement sur une plage du passé. Non. Je veux, je dois les conserver. Sinon il reste quoi ? De ma vie. De la vie. Rien. Rien que le souvenir pour consacrer l’achevé dans un fragment d’éternité. La mémoire, c’est le contretemps du temps. Le temps à contretemps.
Mais je ne suis pas sûr que le temps soit sélectif. Je sais même que c’est tout le contraire. La mémoire est une besace informe dans laquelle on fourre tout, le bon comme le mauvais. Le mauvais surtout. C’est comme ça. C’est quelqu’un qui m’a dit… Mais bon, c’est pas très grave, finalement, on dispose d’outils pour faire le ménage. Le grand nettoyage. On a la psychologie, pour tout bien ranger, tout bien classer. Et si d’aventure, dans un élan de liberté incontrôlé, on décide tout à coup qu’on envoie valser, il suffit de liquide adéquat, nettoyant méningé pour acolytes anonymes. Bon, après, c’est sûr, faut éponger. Certes. Mais c’est pas si grave, finalement, c’est pas si grave. Puisque ça passe. Juste une question de temps. Rien d’autre. Une simple question de temps.
***
J’aurais voulu vous raconter une histoire.
Une histoire comme ci, une histoire comme ça.
Pas l’histoire de Pérec, avec sa grande H.
Non, juste la petite histoire d’un petit Homme.
La tit’ histoire triste d’un tit ‘Homme.
Oui, j’aurais bien voulu.
Comme ça, pour passer le temps.
Ou l’histoire de la fille au bouledogue qui a tant de chien. Tant de chien avec un seul chien. La fille au regard tendre et au corps tentant. Lui tempsdre le piège de la rencontre, c’est si tempstemps. Pour moi, tendu dans un désir latent, que j’esquive d’un faux air détendu. Mais la fille est passée, déjà, elle ne m’a pas attempsdu. C’est déjà du passé, déjà. Même pas une histoire. Y a rien à raconter. Autemps en emporte le temps…
Temps pis. Je n’empêcherai pas ma mémoire de vagabonder dans cinquante nuances de temps. Question de plaisir, aussi, la vie.
Mais bon, c’est trop tard pour les histoires. J’ai pas le temps. Plus le temps. C’est toujours trop tard de toute façon dans la vie. Jamais le temps. Ou un temps de retard. Toujours une question de temps. Enfin, pas une question, ça interroge pas, le temps, c’est là, c’est tout, dans sa cruelle évidence. Un problème, plutôt. C’est ça, un problème de temps. Toujours.
Pourtemps, ça nous arrange, parfois, le temps, faut dire. Parce que des fois, oui, des fois, parfois, souvent, occasionnellement, sempiternellement,… encore ? Parce que des adverbes temporels, comme ça, j’en ai tant et tant, j’en ai plein les poches de ma conscience, j’ai même pas le temps de les noter, tant ils se bousculent pour se passer les uns devant les autres, moi d’abord, moi d’abord, pas le temps d’attendre mon tour. C’est comme les hommes, ça, ça prend jamais le temps. Pourtant, c’est chacun son tour. Toujours. Et au suivant…Au suivant…Doucement les gars, doucement, je l’aime bien celui-ci, doucement, ça calme, ça apaise. Ça détemps. Alors oui, quelquefois, c’est bien quelquefois, c’est un mot vague, qui suggère sans dire, ce genre de termes aléatoire qui donne une idée de la chose tout en laissant une grande liberté d’interprétation. Et le genre humain, il aime bien ça, la liberté de penser, même s’ils pensent un peu tous pareil les hommes. Le genre humain, la liberté de penser, ça l’embrouille, ça prête à confusion, ça prête à discussion, ça génère des conflits. Bref, ça l’occupe. Sinon il ferait quoi de ses journées, le genre humain ? Faut bien qu’il les remplisse.
Ça se remplit, le temps. C’est un peu comme un récupérateur d’eau de pluie. Tu y verses ta vie, tes larmes, tout ce qui coule de-ci de-là. Pas de source, non, ce qui coule de source va à la terre. S’enterre. Irrécupérable. Ça coule de source. Oui, toi tu récupères tout ce que tu peux. Tu fais des réserves en prévision des périodes arides de ton existence. Tu stockes tout ce que tu peux pour fertiliser les phases de sécheresse que les variations climatiques de ta vie t’infligent.
Mais le robinet est ouvert. Tout en bas. Et le temps s’écoule. Toujours. En dépit de toi. Même si… Même si.
Tu ne gardes rien, jamais.
***
Jamais, c’est implacable comme terme. Y a rien de plus vrai que jamais.
C’est comme toujours. Son parfait antonyme. Toujours. Le mot pour rien. Le leurre idéal. Un peu comme moi, un peu comme le gendre idéal. Toujours, ça n’existe pas.
Voilà pour la petite histoire.
Pas celle que j’aurais voulu vous raconter pour passer le temps. Puisque pour celle-là, j’ai pas le temps.
Quelle importance, finalement… Puisque le temps passe. Avec ou sans. Et le temps passe généralement sans histoire. C’est pas une grande nouvelle. Pas de quoi en faire un roman.
Nul besoin de petite histoire. Seule l’Histoire, parfois, avec sa grande hache, achève le temps. Le fige dans un éternel présent. Une éternité. Un cadeau de l’humanité.
Mais ça, c’est une autre histoire.
Et pour la petite histoire, sache, ami lecteur, que ce n’est pas le temps qui manque, en fait. C’est l’espace. Oui, c’est pas que j’ai pas le temps. Lui il est là, moi aussi, donc conventionnellement, en de telles circonstempsces, nous sommes destinés à nous rencontrer. C’est d’une affligeante banalité, une rencontre, quand tout y concourt. Non, c’est vraiment une question de place. Il n’y a plus la place. Ou si peu. Le nombre de signes est atteint ou presque. Je suis au paroxysme de l’écriture aboutie. Au sommet de mon accomplissement littérailleur..
L’apothéose.
Même ça, c’est frustrant. Alors qu’il y aurait temps à dire encore et encore…
Mais bon, c’est la règle. On ne déroge pas à la règle. L’arbitraire fait sens, c’est comme dans la vie. Sinon, tout se dérègle. Bon, quand on respecte les règles, tout se dérègle aussi, c’est vrai. Mais bon. C’est un peu le bordel, la loi des hommes.
A bon entempsdeur…
Tant d’heurts.
Tant d’heures.
Enfin, tout ça pour dire que j’ai le temps mais pas l’espace. C’est souvent une question de place, la vie, d’ailleurs, plus que de temps. Lui, il est là, indéniable, indifférent, donné, volé, caché. Il est, c’est tout. La place, elle… Il faut la trouver, la créer. L’inventer. Moi qui ai toujours, parce que parfois ça existe ce mot, surtout pour désigner ce qui va mal, toujours eu des difficultés de repérage spatio-temporels, je temporise.
J’essaie de respirer sans me noyer dans le naufrage d’une existempsce qui me coule au fur et à mesure qu’elle s’écoule.
En attempsdant.
Juste une histoire de temps.