Mon autre album photos
 
 
En ce moment, nous avons souvent envie de nous « évader » au « pays de nos rêves ». Pour y arriver, nous cherchons tous les moyens qui nous aideront à nous retrouver, sous d’autres horizons, loin de chez nous, avec une envie, parfois oppressante, d’emmener avec soi celles et ceux qu’on aime dans un pays imaginaire, coupé du monde, qui aurait réussi à garder sa sérénité d’avant.
 
Les albums photos sont, alors, un joli moyen d’évasion. Il suffit d’aller les prendre sur l’étagère où ils ont été soigneusement classés, les uns à côté des autres, année après année : les albums de famille, les albums de voyage. On est surpris de leur trouver une couverture un peu poussiéreuse… Ils sont là, nous attendent, mais finalement on ne les feuillette pas si souvent ; on se dit, toujours, qu’on les regardera quand on aura le temps, … plus tard. C’est maintenant qu’on a le temps de les redécouvrir et de les parcourir ; l’occasion nous est donnée de retrouver, dans chacun de ces albums, des souvenirs immortalisés par des photos : les souvenirs de vacances, les anniversaires, les fêtes de Noël, tout y est. On trouve tout le monde si beau sur ces photos sélectionnées au fil des années. Les enfants y sont attendrissants, avec leurs sourires et leurs rires émerveillés en trouvant, au pied du sapin, la peluche ou le jouet dont ils rêvaient et que le Père Noël a eu l’idée de leur apporter. Les adultes, eux aussi, sont beaux et c’est avec nostalgie qu’on retrouve cette complicité qui lie les amis de toujours ; d’un album à l’autre on retrouve, année après année, des photos récurrentes au travers desquelles une amitié ineffaçable transparaît : les garçons qui déplient chaque été la carte IGN en montrant du doigt la balade qu’on pourra faire demain, les filles qui consultent un livre de recettes, en réfléchissant aux menus des jours à venir.
J’aime, encore plus, en ce moment, retrouver ces images du temps qui passe, sans remarquer que nous avons changé…Je ne vois pas les rides apparues sur les visages ou les cheveux qui ont blanchi. Tous ces sourires et ces fous rires suffisent à montrer comme on est bien ensemble.
 
En plus de ces albums, il y en a un autre que je garde secret mais que j’ai envie de partager aujourd’hui : c’est plus un livre d’images qu’un album photos. Lui aussi s’est étoffé au fil des années. Et c’est, finalement, ce livre là que je trouve le plus fidèle, comme si c’était lui le vrai reflet de mes souvenirs. Il n’y a pas beaucoup de photos dans cet album car un tri s’y est fait tout seul, une sélection d’images du temps qui passe. Ce livre, il ne fait pas double emploi avec les albums photos parce que les images y sont vues autrement. Cet album évolue avec le temps qui passe, avec les années qui s’égrènent ; des détails disparaissent, laissant la place à d’autres illustrations venues du passé et que je croyais avoir oubliées… Mais, dans cet album, il n’y a pas que des images, j’ai l’impression d’y entendre aussi des sons, des mélodies, et même de sentir des parfums datant de très longtemps parfois.
 
Chaque fois que j’ouvre cet album « magique » je sais à l’avance quelle page je vais ouvrir et ce que je vais y découvrir.
 
Aujourd’hui j’ai choisi d’ouvrir, avec vous, la page de Marseille. À peine entr’ouverte cette page fait rejaillir de mes souvenirs ma première découverte de la ville un après-midi de juin, il y a près de vingt ans…Les premières images de Marseille, à l’arrivée du train à la gare Saint Charles, je vais les rechercher sur l’esplanade qui domine la ville ; je me sens tout de suite attiré par les rues si animées, entraîné par l’accent du midi des passants qui semblent me dire, me voyant rêveur, « c’est beau chez nous hein ? ». C’est vrai que cette première image de Marseille restera gravée dans ma mémoire. Je continue à parcourir la page du livre et je me retrouve à la station de métro du Vieux Port, enterrée si profondément qu’il faut arpenter un long escalier qui monte vers le ciel qui paraît si haut…car le Vieux Port, il sait se faire désirer et il faut le mériter… Arrivé au sommet de l’escalier, c’est tout Marseille qui semble s’offrir à moi : à l’est, c’est la « Bonne Mère », Notre Dame de La Garde qui veille sur les Marseillais depuis la fin des épidémies de peste ; à l’ouest, c’est le quartier du Panier dont il faut sillonner les ruelles sinueuses et escarpées, pour se retrouver comme au Moyen âge. Face à moi, le Faro et, plus loin, le fort Saint Jean avec sa tour qui, par son style, donne l’impression étrange qu’elle est de l’autre côté de la Méditerranée. Et puis juste en face de moi, sur le quai, une odeur de poisson frais : les bateaux des pêcheurs sont à mes pieds dans le port et leur pêche est vendue sur place. Dans cette page de mon livre, Marseille est si bleu : le ciel, la mer…Marseille que j’aime.
Quand on a un beau livre comme le mien, il ne faut pas toujours le garder égoïstement pour soi. Et Marseille j’ai toujours eu envie de la partager. On y est donc retourné à deux quelques années plus tard, en amoureux, le temps d’un long week-end hivernal tout aussi ensoleillé. J’avais réussi à garder secrète la page de mon livre. Je voulais que tous les deux on arrive au Vieux Port pour le découvrir ensemble. On est arrivé tout en haut de l’escalier ; on ne s’est pas parlé tout de suite : on a regardé tout autour de nous pendant de longues minutes : je savais que nous aurions les mêmes yeux émerveillés que lorsque j’étais venu la première fois. On s’est regardé, on s’est dit en même temps « Que c’est beau ! »….Depuis ce week-end, quand on a un coup de blues on se dit qu’on retournera vite à Marseille… En attendant, je regarde souvent, le soir, la page partagée de mon livre et je suis sûr que je ferai de beaux rêves avec, en fond d’écran, une mer et un ciel toujours aussi bleus.
 
Je ne peux pas vous raconter tout ce qu’il y a dans mon livre d’images….J’aime aussi beaucoup retrouver la page de New York ; avec notre grande fille devenue étudiante, qui a la chance d’être en stage aux USA, on s’attarde,  en haut de l’Empire State Building à la nuit tombée, en regardant, tout autour de nous, les sommets des gratte-ciels : c’est le Chrysler Building qui me fascine le plus : j’aime son architecture ancienne qui contraste avec celle des autres immeubles. Quand nous étions à New York, presque chaque soir on allait tous les trois se ressourcer sur les quais de Battery Park en contemplant la statue de la Liberté et Ellis Island. Si j’aime tant Battery Park, c’est parce que lorsqu’on arrive au port on est accueilli par le chant de dizaines de mouettes qui contrastent avec les bruits de la ville…Un havre de paix. Mais dans mon livre, je triche, car j’ai été très déçu d’apprendre depuis que les chants des mouettes étaient des enregistrements ! Je ne l’ai pas accepté, alors dans ma page de New York, ce sont de vraies mouettes que j’entends.
 
Une autre page que j’aime s’ouvre sur l’île de Taiwan…Avec cette image venue de l’autre bout du monde que je retrouve à chaque visite : une virée en scooter dans les rues de Taïdong, avec mon fiston comme pilote, tous les deux équipés de casques rudimentaires en zigzaguant au milieu des innombrables deux roues et voitures… Je me disais « mais on va se tuer ! »…Mais non, notre bonne étoile nous protégeait.
 
Il n’y a pas que des villes dans les pages de mon livre ; je n’oublie pas la nature, la mer, la montagne. La page de Samoëns nous emmène au-dessus des alpages après les quinze lacets du chemin escarpé qui s’élève dans la forêt des Grands Bois…Les animaux en transhumance dans la montagne sentent fort….Mais cette odeur animale, je l’aime car je l’associe aux vacances dans les Alpes, depuis mon enfance, avec de longues marches vers les sommets. Au-dessus des alpages, il faut encore s’élever : une succession de petits sommets et de vallons, couverts de gentianes, qui nous emmènent, fatigués mais heureux, jusqu’au lac du Folly ; on a l’impression d’être arrivé, tous les deux, dans le grand nord : le lac est toujours à l’ombre et un iceberg y flotte en permanence l’été car la glace ne fond jamais complétement. Ce lac aussi on l’a redécouvert à deux….la montée était dure mais une belle récompense nous attendait, une nouvelle fois. On se prend dans les bras ; assis sur la berge, on contemple pendant longtemps les reflets du ciel et des sommets sur l’eau glacée du lac à nos pieds, en entendant le souffle du vent au-dessus de nous et, dans les rochers qui surplombent le lac, les cris des chocards qui semblent un peu déçus d’être obligés de partager leur territoire.
 
Pendant très longtemps, j’ai cru que mon livre d’images était le plus fidèle à la réalité de tous mes albums. D’ailleurs, les photos des albums commencent à perdre leurs couleurs, comme si elles voulaient s’effacer peu à peu ; comme dans les tapisseries murales des châteaux, le rouge et le jaune s’estompent peu à peu laissant le champ libre au vert et au bleu qui semblent résister au temps qui passe.
 
Pourtant, il y a quelques années, par hasard, je me suis arrêté dans le petit village de Fougerolles. Il tient une bonne place dans mon livre ce petit bourg du Boischault : c’est là que j’ai vécu ma petite enfance avec mes deux frères. Je croyais que la page de Fougerolles, dans mon livre d’images, était telle que je l’avais vécu quand j’étais petit… Mais quelle surprise quand soixante ans plus tard, en parcourant les rues du village, je ne reconnais plus rien. Pourtant, je sais que rien n’a changé : ni l’école primaire où on habitait avec nos parents, ni l’école, ni la mairie, ni le champ de foire… Alors pourquoi cette impression d’être dans un autre village inconnu ? Ce n’est pas le Fougerolles de mon enfance que je redécouvre. Il y a donc bien deux Fougerolles : celui de mes souvenirs et celui de la réalité. Mais alors, je ne peux pas faire confiance aux images de mon livre qui ont pourtant conservé tout leur éclat et toutes leurs couleurs ? Ce n’est pas grave, car, j’ai fait mon choix : mon livre d’images, je lui fais confiance et je le garde précieusement. C’est bien avec lui que je continuerai à m’évader souvent, le soir avant de m’endormir.