Dans le labyrinthe du temps
Acte 1
Une fois de plus, me voilà téléporté, le temps d’un éclair, sur la plage de Porto. Ouvrir les yeux suffirait pour revivre cette période de mon passé, mais je décide cette fois encore de les garder clos. Les sons de l'océan qui accompagnent chaque jour mes méditations se sont évanouis, remplacés par de nouvelles perceptions : tout mon corps jouit de la bienveillance du soleil corse, l’odeur des pins se mêle aux senteurs de l’iode, le cri des mouettes domine à intervalles réguliers le bruit de l’eau sur les galets quand la mer se retire, et je redécouvre avec extase la douceur de la peau de Lætitia dont je câline les épaules. Sentiment de plénitude très éphémère. La terreur d’être ramené trente ans en arrière inverse la flèche du temps et me reconduit dans le présent. Éclairer la pièce est cependant nécessaire pour obtenir la certitude que nous sommes bien en 2021 dans le Var, et non en 1991 sur une plage corse. Mais la vivacité de ce qui m’a été offert n’est en rien comparable à mes tentatives précédentes : il ne tenait qu’à moi de rejoindre ce lointain passé. J’ai honte d’avoir cédé à nouveau à la peur.
Dans les jours qui suivent, j’hésite toutefois à réitérer l’expérience, toujours en proie à l’appréhension d’un voyage temporel peut-être sans retour. Mais la tentation est trop forte, et les incroyables sensations qui se sont gravées en moi effacent toutes mes hésitations. Allongé sur mon lit en ce début d'après-midi, je me livre à quelques profondes respirations qui me détendent, décontraction que je vérifie par un scan de mon corps des pieds à la tête. Puis je m’abandonne au bruit de l’océan, sésame qui va entrebâiller les portes du temps. Tout ce que j’ai ressenti lors de mes dernières méditations est là, mais loin de m’effrayer, ces impressions m’enveloppent avec une infinie délicatesse. Je garde mes paupières closes de peur que le mirage ne se dissipe. Je les soulève une fraction de seconde avant de les refermer. Enfin j’ouvre les yeux : je suis bien sur la plage de Porto, la majestueuse tour génoise qui domine la baie s’offre à ma contemplation chaque fois que je lève mon regard dans sa direction. Ne vais-je pas voir s’effacer sa silhouette hallucinée ? Allongé sur une serviette de bain orange, je caresse la peau ambrée de Lætitia.
Conscient de la façon étrange dont elle me dévisage, un doute m’envahit : a-t-elle repéré, chez celui dont elle est amoureuse depuis des mois, d’imperceptibles transformations ? Mais par quelle sortilège aurait-elle accès à tout ce qui s’agite au fond de moi ? Elle n’est pas la seule à me regarder étonnée. Moi-même je considère avec surprise le corps musclé d’un homme qui use et abuse de son charme pour séduire les plus belles jeunes femmes. Ce corps qui a été le mien, que je redécouvre parfois avec nostalgie quand je regarde les photos de cette époque, je l’observe aujourd’hui avec les yeux d’un soixantenaire dont l’esprit est peuplé des souvenirs de tout ce qu’il a traversé. Ce corps qui est moi, ce corps qui est un autre : dualité qui n’est pas loin de me faire disjoncter, ce que Lætitia perçoit. Quand elle m’interroge sur le désarroi qu’elle a détecté, je me dérobe et lui susurre quelques mots doux qui lui signifient que je désire garder le silence et jouir de l’instant présent.
À notre réveil le lendemain matin, dans l’impossibilité où je me trouve de saisir où nous sommes et à quel moment de ma vie je me situe, j’éprouve une sorte de vertige. Il me semble même entendre les bruits de l’océan qui guident mes méditations, mais je comprends très vite que les sons qui me parviennent sont ceux des vagues qui viennent se briser sur le rivage qui jouxte l’hôtel. Tout redevient net sitôt que s’imposent à mes yeux les superbes lignes du corps de Lætitia. Ma nuit avec elle dans ce petit hôtel de Porto a été idyllique, cette nuit d’amour qui n’était jamais sortie de ma mémoire et que j’ai revécue comme si c’était la première fois. Mais à la table du petit-déjeuner, je sens comme une ombre se dessiner sur mon visage quand je pense à notre prochaine séparation. Noirceur aussitôt perçue par ma compagne : « Tu sembles abattu alors que nous avons passé la plus belle des nuits ! », s’étonne-t-elle. Je ne parviens pas à la rassurer, incapable de modifier l'expression qu’elle a identifiée.
Nous prenons la route de Calvi. Se détachent sur le bleu intense du ciel les étranges rochers de granit rouge des Calanche de Piana, fabuleuses sculptures naturelles dont les formes évoquent des moines, des animaux, des créatures mythologiques. Je prends plaisir à étaler mes connaissances : j’explique à Lætitia l’origine géologique de ces roches magmatiques, et lui révèle que les Calanche ont été classées il y a dix ans au Patrimoine mondial de l’Unesco. L’émerveillement infantile de Lætitia me rappelle son âge, que j’ai tendance à occulter chaque fois que je me reproche d’avoir pour maîtresse une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. Deviner son émotion soulève en moi une vague de tendresse. Moi qui ai traversé si souvent ce site, je suis à mille lieues de ressentir une émotion semblable, et je déplore l’habitude qui affadit tout.
Cette belle empathie ne dure guère, et notre retour à Bastia est d’une grande tristesse. Malgré tous mes efforts, j’échoue à surmonter la mélancolie qui m’étreint quand je songe à notre future séparation. La fin de notre amour n’est-elle pas de l’ordre du destin ? Faut-il que je sois stupide pour gâcher ainsi un voyage qui aurait dû rester inscrit comme un superbe souvenir dans la mémoire de Lætitia. La détresse qui transparaît sur son visage accentue ma culpabilité. Revenus à Bastia, je prends prétexte d’importantes réunions de travail pour différer notre prochaine rencontre. Il est essentiel que je puisse faire le point en dehors de sa présence.
Acte 2
Je m’isole durant trois jours, prisonnier volontaire de mon appartement. Au fond de moi espérances et craintes se livrent à un violent combat sans que les unes ne parviennent à triompher des autres. Les questions se bousculent dans mon esprit, que je tente en vain d’apaiser. À quoi bon tout recommencer ? Quel intérêt y a-t-il à franchir les mêmes étapes, à tout revivre à l’identique ? Emprunter un parcours inédit n’est-il pas beaucoup plus excitant ? Mes nuits sont presque blanches, perturbées par des pensées contradictoires. L’appréhension de m’engager dans une destinée inconnue rivalise avec la séduction de la nouveauté. Rompre avec Lætitia permettra à mon histoire avec Maria de débuter dans quelques semaines, ce qui n’adviendra pas si je reste avec elle. Au terme de ces trois journées très éprouvantes, ma décision est prise : je ne renoncerai pas à Lætitia. Je l’appelle pour qu’elle me rejoigne, et elle découvre avec bonheur que mon visage est serein. Heureuse de reconnaître enfin celui qu’elle surnomme « Pili », elle se donne à lui avec une intensité qui le bouleverse.
Bonheur de courte durée ! Une violente angoisse me tire de mon sommeil au début de la nuit suivante. Continuer avec Lætitia, renoncer à rencontrer Maria, c’est m’engager sur une voie inconnue. Qui me dit qu’elle sera préférable à l’ancienne ? Je tente de me rassurer : ne rien connaître de l’avenir n’est-il pas notre condition ? Quand j’ai quitté Lætitia en 1991, la vie qui allait être la mienne était une page blanche. À ceci près que défilent à présent dans ma tête toutes les étapes qui découlèrent du choix effectué à l’époque. Et si comparer le trajet à venir avec celui que j’ai exploré la première fois en révélait la médiocrité ? S’il devient évident que c’est le parti pris en 1991 qui était le bon, aurais-je la possibilité de reprendre le chemin abandonné ? Je réussis tant bien que mal à faire taire ces interrogations et à me rendormir.
Mais à trois heures du matin, je me réveille en nage, les mains tremblantes, en proie à la plus violente des tachycardies. Un épouvantable cauchemar en est responsable. Mon fils Antoine, en pleurs, hurle son désespoir avant de me jeter à la face un torrent de haine. « Comment peux-tu m’interdire d’exister ? Qui t’a donné sur moi un droit de vie et de mort ! Tu te prends pour un pater familias de la Rome antique ? » Je parviens à le calmer, mais je mesure l’indigence de mes réponses. Oui, Antoine a raison, si je n’entame pas dans les semaines à venir une relation avec Maria, sa mère, il ne viendra pas au monde. Préférer poursuivre mon union avec Lætitia, c’est le rayer de la carte, ouvrir une ligne de temps dans laquelle il n’existe pas. Ne serais-je pas coupable d’infanticide ?
Ces questions accouchent non plus d'un second cauchemar, mais d'une sorte de rêve éveillé au cours duquel je rassure Antoine en lui faisant part de ma volonté. Comme je l’avais fait à l’époque, je romprai avec Lætitia, je rencontrerai sa mère, et tous les événements qui ont conditionné sa naissance se répéteront. Ses traits apaisés, la passion avec laquelle mon fils me serre dans ses bras, renforcent ma conviction.
Lætitia, qui s’était réjouie de retrouver l’amant joyeux et toujours positif qu’elle appréciait, se désespère de lire sur mon visage l'expression torturée qui avait gâché la fin de son voyage en ma compagnie. Il est vrai que je ne fais rien pour la tranquilliser. Non sans une certaine lâcheté, je me rassure à l'idée que si le malaise que je ressens lui devient insupportable, c’est elle qui décidera de me quitter. Ce qu’elle fait quelques semaines plus tard. Rien de violent dans notre séparation : les visites de Lætitia s’espacent, nous faisons encore l’amour, mais de façon presque mécanique, les mots tendres se font de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’elle me dise, avec une froideur qui me désarçonne, qu’il vaut mieux mettre un terme à notre liaison. Mais je suis perplexe. À la fois parce que j’ignore si cette séparation est le remake exact de ce qui s’est produit la première fois. Et parce que rien ne me garantit, le scénario n’étant pas identique, que Maria sera sensible à mon charme : est-il écrit que je vivrai avec elle de beaux moments qui se concluront en moins d’un an par un mariage et cinq ans après par la naissance d’Antoine ?
Acte 3
Tout a suivi le cours attendu : je séduis Maria, qui me présente à ses parents quelques semaines à peine après notre rencontre. Dès les premiers jours de janvier, notre union est programmée pour le mois de juillet. Quand il m’arrive de croiser Lætitia, nous échangeons quelques mots banals, et je ne peux m’interdire de songer à ce qu’aurait pu être notre vie commune si j’avais eu le courage de prolonger notre aventure. Je traverse dans l'ennui ces quelques mois dont je connais déjà les moindres détails. Il me faut déployer des trésors d’énergie pour empêcher Maria de découvrir que je vis les prémices de notre histoire dans la plus déprimante morosité. Seule l’image de la future naissance d’Antoine me permet de donner le change. Mais, sitôt seul, tourne en boucle dans ma tête cet aphorisme du Gai Savoir de Nietzsche qu’adolescent j’ai appris par cœur : « Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : “Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ?” Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, te broyant peut-être ».
Chaque jour qui passe accentue mes anxiétés. Broyé, je le suis, et en aucun cas métamorphosé, malgré tout ce que j’avais pu imaginer à chaque lecture de ce prodigieux paragraphe. L’idée de la répétition m’est insupportable. Début avril, épuisé, je fais un pari fou qui n’a pas la moindre chance d’aboutir : je mûris l’absurde projet de revenir à Porto. « J’ai pu rebrousser le temps pour atterrir en ce lieu. Si je recrée des conditions identiques, ne pourrais-je pas effectuer le parcours inverse et effacer ce retour qui est la pire des initiatives jamais prises par un humain ? » Sur la plage encore déserte en ce début de printemps, à l’endroit précis où je m’étais réveillé aux côtés de Lætitia, étendu sur la même serviette de bain orange que j’avais précieusement conservée, je ressuscite les sons de l’océan qui berçaient mes méditations avant mon fabuleux périple.
Et le miracle se produit : allongé sur mon lit, je me retrouve dans la position qui m’avait permis de retourner dans le passé. Quelques secondes sont nécessaires pour me convaincre que je suis revenu à la case départ, lorsqu’une inquiétude me gagne : ce voyage à rebrousse-temps sera-t-il sans conséquences sur la suite de mon existence ? J’entends dans le couloir une voix de femme qui, sur un ton agacé, me fait savoir que ma sieste a assez duré. Une voix que je ne connais pas ...