Conte de la pluie et du beau temps




Il pleuvait. Depuis que la châtelaine était morte, il n’avait cessé de pleuvoir. Les moissons pourrissaient, les foins avaient moisi, et si les trombes d’eau continuaient, le raisin ne mûrirait pas et les tonneaux resteraient vides comme la besace d’un chemineau. Les fermiers et les métayers, prenant le Ciel à témoin, maugréaient, marmonnaient, ne cachant plus leur colère.
Dominant le Rhin, son haut donjon tutoyant les nuages gros de grêle ou couvant un déluge, la forteresse du seigneur semblait fondre ses épaisses murailles dans la grisaille ambiante. Depuis son veuvage, le maître des lieux faisait grise mine lui aussi. Il maudissait le sort et pour se venger du malheur qui l’accablait, il maintenait sa fille unique enfermée dans sa chambre. Elle aussi se lamentait, se tordant les mains de désespoir : enfant, son père lui interdisait de partager les jeux des autres et désormais, elle vivait cloîtrée comme une moniale.

Après de nombreuses discussions et promesses d’obéissance, elle réussit à convaincre son père de la laisser faire un pèlerinage. Elle vouait un culte à sainte Odile qui, comme elle, avait souffert de la tyrannie de son père. Elle voulait se recueillir sur son tombeau. Dûment chapitrée et chaperonnée, la voilà partie.
Après un voyage éprouvant sous une pluie continue (sa charrette faillit s’embourber dans les ornières gorgées d’eau d’un chemin cahoteux), elle s’empresse de se rendre à la chapelle qui domine la vallée. Attirés par les nombreux miracles de la sainte, les pèlerins, nombreux et fervents, se pressent, se bousculent...
Tout à coup la porte de la chapelle s’ouvre en grand. Un cavalier, monté sur un destrier noir comme le diable, entre, brandissant son épée. Il cherche quelqu’un à qui il ne veut pas du bien, c’est sûr, et toise la foule qui, devant tant d’audace, n’en revient pas. Vite, il a trouvé celui qu’il cherche et s’apprête à le massacrer, à le pourfendre en deux moitiés comme un vulgaire poulet. Mais des cris d’indignation montent, des poings se tendent, les paysans que le mauvais temps a exaspérés se dressent, compacts, pour protéger celui qui est en danger. D’ailleurs n’ont-ils pas raison ? Un homme, réfugié dans une église est sous la protection divine, nul n’a le droit de l’attaquer ou de s’emparer de lui. Et le hors-la-loi, rengainant son épée, est obligé de se retirer.

De retour au château, Clotilde n’a guère le loisir de conter son voyage, éprouvant certes, mais qui lui a fait entrevoir le monde. Son père la harcèle, la houspille, elle doit sans tarder épouser le chevalier qu’il lui a trouvé. N’a-t-elle pas déjà quinze ans ? Si elle attend encore, elle sera bien trop vieille, plus aucun homme ne voudra d’elle à moins qu’il n’ait quelque tare cachée. Ce n’est pas le cas du promis : il est jeune et beau, paré, insiste le père, de toutes les qualités. C’est un rude guerrier, capable de défendre le château quand le seigneur aura rejoint son épouse dans la crypte de l’église. Clotilde essaie de gagner du temps, elle prétexte qu’elle doit finir de broder son trousseau. Elle n’a pas envie de se marier, du moins pas avec l’homme qui plaît à son père. Elle rêve, elle pense sans cesse à celui qu’elle a rencontré à la chapelle Sainte-Odile. La frôlant quand il s’est enfui après avoir échappé à une mort certaine, il a laissé tomber (exprès ?) une petite boîte qu’elle a prestement ramassée. Ni vu, ni connu. Qu’y a-t-il dans cette boîte ? Nul ne le sait, Clotilde, méfiante, n’a montré son contenu à personne.

Tout le monde au château était sur son trente-et-un et l’attendait... Ah ! Ce ne fut pas une entrée fracassante, elle ne ressemblait en rien à celle qu’il avait faite, il y a peu, à la chapelle Sainte-Odile. Il était trempé comme une soupe et sa cape dégoulinait. Quel triste tableau ! Quand il se présenta au seigneur Alaric, Clotilde, cachée derrière une tapisserie, le reconnut tout de suite, elle n’avait pas oublié ses épaules puissantes, sa morgue et sa lippe méprisante. Quand les convives se mirent à table, Clotilde fit à son fiancé le plus bel accueil dont elle était capable. Elle avait déjà son plan.
Elle donna rendez-vous à un vieux serviteur de son père qui lui avait maintes fois témoigné son soutien et lui demanda de découvrir l’identité de celui qui avait déclenché la fureur meurtrière de son futur mari.
— Mais tout le monde le connaît, dit en riant son interlocuteur. C’est Théobald, l’apothicaire. Son échoppe est l’une des plus florissantes de la ville. C’est un savant. Il a beaucoup lu et beaucoup retenu. Il a aussi beaucoup voyagé de par le vaste monde. Jeunes et vieux, riches ou pauvres, tout le monde l’apprécie.
— Serait-ce possible que je le rencontre ?
Retenant son sourire, le vieux, qui avait beaucoup vécu et beaucoup retenu lui aussi, répondit le plus sérieusement :
— Pourquoi pas ? sa visite vous distraira un peu.
Seule dans sa chambre, poussée par on ne sait quel dessein, Clotilde ouvrit la fameuse boîte qu’elle avait si soigneusement cachée. Elle en sortit une bague dont le chaton, une curieuse pierre rouge, servait de sceau. La pierre habilement ciselée représentait un dragon déployant de grandes ailes nervurées. Des lettres capitales l’entouraient et Clotilde déchiffra : SANG DRAGON. Sans qu’elle pût s’en empêcher, elle saisit l’étrange bijou et le mit à son doigt. Aussitôt l’anneau épousa son annulaire fin et gracile comme sa silhouette. Elle eut beau faire, tourner et retourner l’anneau, elle ne pouvait plus le retirer...
Quelques jours passèrent. Clotilde, tant bien que mal, cachait son impatience, lorsqu’un soir, on l’appelle de toute urgence aux cuisines. « Aux cuisines, à cette heure, quelle idée ! » Mais elle eut vite compris. Son père n’y mettait jamais les pieds, c’était le domaine de grosses femmes, vieillissantes, suantes, toujours énervées et irascibles. Ce fut pourtant dans cette vaste pièce enfumée, noircie par le bistre de la cheminée si grande qu’on pouvait y rôtir un bœuf, qu’elle fit la rencontre de sa vie. Théobald, que tous appelaient Sang Dragon, était là qui l’attendait. Bien qu’il eût affronté une pluie diluvienne, il avait fière allure, il avait hérité de la blondeur et des yeux bleu clair de sa mère, une belle Alsacienne. Et il parlait bien, jamais Clotilde n’avait entendu un tel discours, plein de sérénité et de sagesse, de déférence aussi. On était loin des éructations lourdes de menace de son père.
— Pourquoi vous appelle-t-on Sang Dragon ? s’enquit-elle, curieuse comme une vieille chatte.
— Parce que j’ai longtemps cherché à travers le monde le sang-dragon, un remède rare et cher. C’est un étonnant bienfait de la nature. Il est rouge comme le sang et peut arrêter les hémorragies et soigner les plaies purulentes. C’est un remède dont nous aurions grand besoin. Pour moi, il est devenu un symbole. J’aimerais avoir le pouvoir d’arrêter les guerres incessantes qui font couler tant de sang, surtout celui des pauvres qui, parce qu’ils n’ont pas le choix, se retrouvent enrôlés dans des armées qui sèment partout la terreur et la désolation. Les propos que je tiens ne plaisent pas à tout le monde, notamment à un certain cadet d’une puissante famille qui compte sur la guerre pour s’octroyer un fief et les richesses qui vont avec. Plutôt que de protéger la veuve et l’orphelin, comme tout chevalier doit le faire, il ne pense qu’à la guerre et ne connaît que la violence. Vous le vîtes, c’est celui qui voulut me tuer à la chapelle, lors du dernier pèlerinage.
Clotilde qui, tout en le dévorant des yeux, buvait ses paroles, était sur un petit nuage.
— Voilà le mari qu’il me faut, pensait-elle.
Sa décision était prise et elle était irrévocable.

— Non, non et non. Je ne me marierai pas. Je préfère mille fois m’enfermer dans un couvent, au monastère Sainte-Odile justement, plutôt que d’épouser la brute que vous m’avez choisie !
C’était la première fois que Clotilde affrontait son père et pour bien monter sa détermination, elle tapait du pied et par ses cris, alertait tout le château. Alaric, qui détestait le scandale et n’appréciait pas qu’on résistât à son autorité, n’en crut pas ses oreilles. Il devint cramoisi, s’étranglant d’une colère qu’il ne pouvait dominer. Et soudain, il s’écroula sur le beau tapis d’Orient qu’il venait tout juste d’acquérir.
C’est sous le soleil le plus éclatant que la dépouille du seigneur Alaric rejoignit ses ancêtres dans la crypte de l’église. On ne prit pas le temps de le pleurer, il fallait parer au plus pressé et songer aux moissons. On se réjouissait même de l’abondance des regains qui semblaient prometteurs. Quant aux vignes, on espérait bien en tirer — avec le retour du beau temps — quelques tonneaux d’un vin acceptable. Clotilde héritait du fief de son père. Elle savait qu’un château « tombé en quenouille » (c’est ainsi que l’on désignait un château gouverné par une femme) était une proie des plus tentantes. Elle demanda Sang Dragon en mariage. Celui-ci était partagé : il tenait à son célibat et son apothicairerie à l’enseigne « Au Sang-Dragon ». Mais il tenait aussi à sa bague ornée de cette pierre fabuleuse dont la couleur changeait avec le temps. La pierre s’éclaircissait, devenant rouge orangé pour annoncer la pluie et prenait une teinte écarlate, pourpre même, quand le soleil allait s’emparer d’un ciel tout bleu. Plus qu’un bijou, c’était un talisman et il l’avait entrevu au doigt de Clotilde. Son sort semblait scellé, le sceau de la bague en témoignait ! Et puis Clotilde, aimée de tout son entourage, était jolie comme un cœur et cette fraîche et simple beauté ne comptait pas pour rien.
La noce dura trois jours. Tout le monde — y compris le beau temps — était de la partie. La fête fut mémorable et jamais, foi d’ancêtres à la mémoire infaillible, on ne vit un mariage aussi.... arrosé.