— Désolée, ma grande, mais en semaine je n’ai vraiment pas le temps. De plus, mes prochains week-ends s’annoncent surchargés. Je te rappelle début juillet, d’accord ? Nous irons en ville faire du shopping et nous offrir une gourmandise. Ça sera génial ! Bon, maintenant, il faut que je te laisse. Bisou-bisou !
Elle a raccroché. Je n’ai même pas eu le temps de lui rendre son « bisou-bisou ». Je râle. « Je n’ai pas le temps », chante l’écho sur une mélodie cynique. Aurélie peut bien être ma meilleure amie depuis des lunes, j’ai tout de même envie de la rappeler pour lui envoyer une tirade de reproches. Elle se prend pour qui, au juste ?
L’écran de mon téléphone reste muet. Pas un message, pas une notification. Silence assourdissant. Je râle encore. Tous mes collègues, amis, copains… Aux abonnés absents. Faut croire que je suis une pestiférée.
Pourtant, les premiers jours de mon congé maladie, ils m’ont couverte de messages. « Prends bien soin de toi, ne te laisse pas abattre, prends ton mal en patience. » S’ils avaient su comme j’avais honte à ce moment-là ! La raison de mon arrêt ? Manque de temps ! Je ris jaune…
J’étais comme eux, avant. Je suis seule, maintenant. Je sens que j’ai envie de pleurer. Mon psy serait aux anges.
Je me souviens de mon premier rendez-vous dans son fichu cabinet. Je l’entends encore me donner le coup de grâce de sa voix suave, alors que ses petits yeux de fouines m’observaient par-dessus le bord de ses lunettes en demi-lune :
— Nous avons du pain sur la planche, Mademoiselle Lebon, si nous voulons débroussailler tout ce qui vous fait râler et découvrir les sentiments et émotions qui se cachent en dessous.
À la seconde, j’ai senti que je me rebiffais. « Je n’ai que faire de mes sentiments et émotions, Môssieur, limitez-vous à me requinquer pour que je puisse reprendre le collet ! » Voilà ce que je voulais lui lancer à la figure ; je me suis enfermée dans le mutisme. Il m’a remis une petite carte de sorte que je n’oublie pas le prochain rendez-vous. Je le vois deux fois par semaine, depuis bientôt un mois. Et à chaque fois, quand il touche la surface de mon cœur, quelque chose à l’intérieur hurle « Bas les pattes ! ». Je me rebiffe. Râler, c’est mieux.
Je n’accepte pas l’idée d’être au rencard de ma vie de gestionnaire de projets. Courant d’un chantier à l’autre, au téléphone à longueur de journée et en boîte à longueur de week-end, je savais qui j’étais. Arielle Lebon. Et toc ! D’accord, je râlais déjà sans arrêt, mais du moins, je bougeais. Les uns me respectaient, les autres me craignaient, quelques-uns s’inquiétaient. Je disais au moins dix fois par jour « Pas le temps ». Locution bénie, au placard depuis ce maudit lundi où je me suis tapé une crise d’angoisse au volant de ma BM alors que je filais sur l’autoroute pour rejoindre le premier client de la semaine. Encerclée d’une flopée de conducteurs agressifs, assommée par la pluie qui s’abattait sur mon pare-brise avec des allures de déluge… 150 kilomètres à parcourir, cela me semblait insurmontable. J’ai pris la première descente, fait demi-tour et me suis retrouvée dans le cabinet de mon généraliste.
— Je vous mets en arrêt pour trois semaines. Pour commencer.
J’ai senti que je rougissais comme une gamine qui aurait fait une grosse bêtise. Moi, en arrêt de maladie, pour une crise d’angoisse ? J’ai tenté de redresser la situation :
— Prescrivez-moi plutôt un anxiolytique, c’est juste question de passer le cap hyper chargé avant les vacances, mai, juin… Après ça ira, vous verrez.
Il m’a répondu d’un sourire en coin. Seule la moitié gauche de sa bouche prenait ma réplique avec humour. L’autre moitié restait de marbre, intransigeante. Il a posé ses lunettes sur le bureau. C’était loupé, il n’allait plus écrire.
— Du repos, Mademoiselle Lebon, et un suivi psychologique.
Puis, il m’a remis un certificat de maladie et un carton mentionnant le premier rendez-vous de ma vie chez en psy. Moi, sur le canapé ! Tu parles…
Une demi-heure plus tard, je me retrouvais dans mon appartement sans vraiment savoir comment j’avais fait la route pour rentrer chez moi. J’ai posé les papiers sur la tablette du hall. Je préférais reporter quelque peu le moment fatidique d’appeler mon patron pour lui annoncer mon absence. Prolongée.
J’ai enlevé mes baskets. Pour info : je ne les mets que pour conduire en souplesse. Et pour faire mon jogging hebdomadaire qui s’avère plutôt mensuel. Dans ma bagnole, au moins trois paires de chaussures à talon de couleurs différentes traînent derrière mon siège, question de pouvoir choisir la paire qui se marie le mieux au tailleur du jour. Ce matin-là dans le hall de mon appartement, en voyant l’horrible trou que mon gros orteil avait fait dans mes bas nylon, j’ai réalisé que j’avais oublié de changer de souliers pour la consultation. Une voix intérieure, tonitruante, m’a gratifiée de ses commentaires : « Bel accoutrement, ma grande ! Tailleur, blouse blanche, bas nylon… et baskets. Évidemment qu’il te met en congé de maladie, quelle cruche alors ! » Douce rebelle, une autre voix m’a soufflé : « Ta mine de déterrée y est peut-être pour bien plus que tes baskets ? » J’ai croisé mon reflet dans le miroir. Je déteste cette voix, surtout quand elle n’a pas tort. J’ai oublié mes cernes et râlé un bon coup.
Je préfère râler. Avant, je râlais de n’avoir pas assez de temps. Maintenant, d’en avoir trop. Je suis perdue dans cet océan temporel dans lequel rien ne vient furieusement rythmer ma vie. Le tic-tac de l’horloge de la cuisine me fait tourner en bourrique. Tic, une seconde vide passe. Tac, une seconde encore plus vide s’efface. Tic, je m’emmerde. Tac, je m’ennuie. Tic, je deviens folle. Tac, ils sont où, mes amis ? Tic, mais qu’est-ce que je vais inventer pour tuer le temps ? Tac, il se fout de ma gueule, le temps. Il passe quand même.
Je décroche l’horloge et la bazarde dans le vide-ordures.
Aurélie ! Je scrute une fois de plus l’écran de mon téléphone. Il indique l’heure sans broncher. Merde, quoi ! J’avais pris mon courage à deux mains pour lui proposer de déjeuner ensemble. Une terrasse au soleil, une conversation décontractée, rien de tel pour briser le train-train de sa vie de DRH survoltée, n’est-ce pas ? Tant pis pour elle. L’idée d’un lunch en compagnie : rien de tel pour me distraire de mon ennui, je l’avoue. Tant pis pour moi. Alors comme ça, elle n’a pas le temps. D’accord, je dois reconnaître que si les rôles avaient été inversés, je lui aurais envoyé la même excuse bidon. Toujours est-il que moi, je cours de gauche à droite, de chantier en chantier, tandis qu’elle, invariablement coincée dans son bureau poussiéreux, elle pianote sur son clavier. Depuis trois semaines, je ne cours plus ni d’un chantier à l’autre ni pour ma ligne ou ma forme.
Je me sens figée au cœur de ce désert sans relief. Je fais quoi, maintenant, pour déjeuner ? J’ai horreur de cuisiner et encore plus de manger en solo à la brasserie en bas de la rue. Seulement voilà, ça rassure ma mère. « Tu te nourris convenablement, au moins ? » Elle me pose la question à chaque coup de téléphone, c’est-à-dire tous les deux jours. Si je ne lui donne pas le menu détaillé, je parie qu’elle rapplique de sa Normandie pluvieuse pour stocker dans mon congélateur des tas de plats à réchauffer. Ah ça, non merci ! Pas de pitié bien ordonnée, de grâce ! Alors je prends la suggestion du jour à la brasserie du coin. Chaque jour. Et je mange en râlant d’être seule à ma table.
Mon existence est passionnante, c’est clair. Je me suis débarrassée du tic-tac de l’horloge du salon, mais voilà déjà la troisième minute que je vois défiler sur mon portable. 10 h 43. 10 h 44. 10 h 45. Une clochette féerique m’annonce une notification. Quelque chose espère bouger dans ma vie ! Joie ! Je lis : 11 h 30, RDV psy. Mince alors, je l’avais zappé celui-là ! Encore heureux qu’Aurélie m’ait fait faux bond, j’aurais été obligée de la décommander. J’aurais pu lui dire que, finalement non, je n’avais pas le temps. Bref. Si je ne veux pas arriver en retard, je dois quitter mon pyjama. Tous mes vêtements sortables sont à la lessive. Tant pis, jogging et baskets feront l’affaire. Ça me donnera un look sportif, le psy pourra y voir mes progrès. Je monte dans ma voiture, me faufile dans le trafic et arrive tout juste à l’heure à mon rendez-vous.
— Installez-vous, Mademoiselle Lebon, je suis à vous dans un instant.
Il sort, me laissant seule. Debout, car il ne m’a pas invitée à m’asseoir. Cinq minutes plus tard, il revient.
— Asseyez-vous donc, Mademoiselle. Voyons, où en étions-nous la semaine passée ?
Il parcourt en silence les notes de mon dossier.
— Alors, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
— Pareil.
— Intéressant.
Eh bien, ça promet, si c’est déjà intéressant que je n’avance pas d’un poil, je me demande ce que je fais là. Il pourrait me donner des indices, des astuces, des directives. Un itinéraire bison futé quoi, pour retrouver le chemin que j’ai malencontreusement quitté pour atterrir sur cette voie sans issue. Il ne paraît pas satisfait par mon silence, m’invite à développer mon « pareil » de son éternel « Mais encore ? ».
Je n’ai aucune envie de parler. Je le consulte pour qu’il m’aide, me soigne, me guérisse, et vite de préférence. J’évite son regard. Je parcours distraitement les bibelots qui ornent le cabinet et remarque pour la première fois la pendule baroque sur la cheminée. Son tic-tac meuble le silence. Je fixe l’objet comme s’il allait me sauter dessus d’un moment à l’autre. Le psy m’observe. Voilée par les secondes qui passent, sa voix me rejoint comme dans un rêve :
— Ne vous inquiétez pas pour l’heure, nous avons tout le temps.
— Rien de tel qu’un océan de temps à gaspiller, n’est-ce pas ? soupiré-je.
Je le vois du coin de l’œil. Son sourcil droit grimpe au-dessus de la monture de ses lunettes qui balancent pour une fois plus ou moins correctement sur son nez.
— Gaspiller ?
— Fatalement, vous, vous travaillez, même si je me tais pendant une heure. Pour ma part, je suis en arrêt de maladie. Stop, plus rien ne bouge. Circulez, y’a rien à voir. Je ne fais rien de très enivrant de mes journées, pensez-vous.
Son sourcil redescend et il relit pour la énième fois la feuille qu’il a sous les yeux. Il doit la connaître par cœur. Le tic-tac me vrille à nouveau le tympan. Le temps passe, inébranlable. Je m’enferme dans mon mutisme en fixant mes baskets. Non seulement je suis habillée comme la pauvre fille que je me sens, en plus je dois avoir mis les pieds dans une flaque, car le blanc strié de bleu se discerne à peine sous la boue. Je m’enfonce, de plus en plus, me dis-je.
— Vous dites ?
Tiens, j’ai donc exprimé ma pensée ? Je m’éclaircis la gorge, énonce d’une voix lasse :
— Je m’enfonce, de plus en plus.
Je fixe mes baskets. Le tic-tac résonne de plus en plus fort. Quelque part entre un tic et un tac, mon nom plane. « Arielle ? » Tic. « Arielle ? » Tac. … Tic. … Tac. … Tic. … « Mademoiselle Lebon ? » Mince alors, où avais-je la tête ? Le psy s’époumone pour me sortir de ma léthargie. Je lève les yeux. Son visage est flou, comme un reflet dans un miroir mouillé, comme s’il se cachait derrière une vitre délavée de pluie. Ses yeux pétillent, comme si je venais de dire ou de faire quelque chose d’exceptionnel. Pourtant, je n’ai pas bougé, je n’ai pas prononcé la moindre parole. Je me suis juste enfoncée un peu plus qu’à l’accoutumée dans mon brouillard. Bizarrement, le regard du docteur déborde de compassion. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Il pose ses lunettes sur le bureau, sourit délicatement.
— Respirez, Mademoiselle.
J’inspire. Tic. J’expire. Tac. J’inspire. Tic. J’expire. Tac. Comme un métronome déréglé qui ne mesurerait non pas le temps mais la profondeur de ma respiration, l’horloge a jeté son manteau de vilain voleur de secondes de vie. Son rythme s’étire pour me laisser le temps de respirer. Mon Dieu, j’ai besoin de respirer ! Au sens littéral et au figuré ! Le psy rechausse ses lunettes.
— Revenez vendredi et nous pourrons entamer le véritable travail, Mademoiselle. Entre-temps, observez avec compassion votre respiration, aussi souvent que possible.
Il me remet l’éternel carton pour le prochain rendez-vous. C’est le signal pour que je quitte le cabinet. J’hésite à partir. De l’autre côté du bureau, les sourcils du psy se plient en circonflexe, comme s’il me disait : « Oui ? ».
— Est-ce que vous pensez, docteur, que vous pourriez m’appeler Arielle, désormais ? Ça me fout le cafard, votre « Mademoiselle Lebon »…
Il hoche la tête en souriant.
— À vendredi donc, Arielle, ajoute-t-il en se levant et en me tendant la main. Prenez bien soin de vous, vous avez tout le temps.
Étonnamment, la réceptionniste n’a pas l’air de me fusiller du regard lorsque je passe devant elle en sortant. Sur le parking, j’ai même l’impression que ma BM me sourit de ses phares.
Je m’installe, démarre le moteur. J’aime son ronron. Je pose les mains sur le volant, débraie et fais marche arrière pour quitter ma place de stationnement. Hop, je m’engage dans le trafic. Me faufilant avec dextérité entre les voitures qui hésitent, traînent, changent d’avis, je rejoins l’autoroute. Je lance ma BM à 130 km à l’heure, flirtant avec la limite de vitesse. Je pourrais sans plus reprendre ma course frénétique, j’y suis presque. Les dernières paroles du psy me reviennent à l’esprit. Et si j’avais « tout le temps » ? Je ralentis. 120 — 110 — 100 — 90…
Je n’ai plus de temps à perdre, plus de temps à gagner. Je fais confiance au tic-tac, m’abreuve de toutes ses saveurs. La route sera longue. J’entrevois l’importance du travail que j’entamerai vendredi. Toute une montagne à gravir. Pour la première fois depuis une éternité, je sens que je pourrai pas à pas récupérer le gouvernail de ma propre vie. Avec le temps en fidèle allié.
2022, Marie Hélène de Cannière