7 h20, j’exhume une main de sous la couette pour éteindre la sonnerie de mon téléphone. J’allume la loupiote sur la table de chevet puis j’embrasse Marianne dans le cou. Je chausse mes pantoufles et je déploie mon corps encore engourdi. Quelques pas me mènent jusqu’à une douche fraiche qui me réveille parfaitement. Je passe trente minutes dans la salle-d ’eau afin de me brosser les dents, rincer au bain de bouche menthe glaciale, me raser de très près, me pommader, me parfumer, me coiffer. J’apprécie d’accomplir ce rituel matinal. Je passe ensuite dans le dressing, parmi mes 31 costumes, rangés par coloris, je saisi celui du jour : gris perle, fines rayures, chemise et chaussures assorties. Pour la cravate, je laisse toujours libre cours à ma fantaisie. Je choisis celle en soie violine. Je boucle ma montre autour de mon poignet.
« J’aime son bruit sec familier. »
Je descends dans la cuisine.
« Il est déjà 8h00 ! »
J’allume la radio pour savoir si le trafic est perturbé par une grève, un accident, des embouteillages ou des travaux. Tout en écoutant les informations, je fais couler un café, cuire deux œufs et sauter trois toasts. 8h22, j’ai terminé mon petit-déjeuner. Je prends mon cardigan et mon trousseau. Ma montre affiche 8h24, je tourne la clé de contact. Le tableau de bord indique 8h25.
« Laquelle des deux horloges n’est pas exacte ? Je ne veux pas être en retard, je règlerai cela ce soir. »
La chaîne d’info annonce un ralentissement sur le périphérique nord.
« Si ça bouchonne trop, je connais un itinéraire bis mais il allonge de beaucoup. Dois-je suivre la route habituelle ? J’ai un peu de marge, je devrais arriver à temps au travail. »
Un feu rouge.
« Pas de chance. Vérifie de ne rien avoir de coincé entre les dents. Elles ne me semblent plus si blanches depuis quelques temps, je bois sûrement trop de café, il faut que je prenne rendez-vous chez le dentiste, ça fait bien six mois que je n’y suis pas allé. »
Il est 8h34.
« Idéalement, lorsque je traverse ce pont il n’est que 8h32. »
8h52
« Enfin une place pour me garer ! C’est une chance, je craignais de tourner pendant une heure. »
Je marche le long de la rue d’un pas rapide. Au moment où j’ouvre la porte de la galerie et où je désactive l’alarme, je constate qu’il est 9h00.
« Tout va bien, je n’ai pas à me presser, j’ai une heure d’avance. J’aime prendre mon temps. Je pourrais tenter d’arriver juste avant l’ouverture mais ce ne serait pas raisonnable. Il survient systématiquement un imprévu. Alors, par principe, toujours et partout, je suis en avance d’une heure. »
J’en profite pour rectifier l’orientation des appliques, je recentre un cadre complètement de biais, je passe une peau de chamois sur les sculptures, je range le présentoir de brochures et j’aligne stylo plume, bloc note et papier à entête sur mon secrétaire.
« Que penserait un visiteur apercevant du désordre en entrant ? Je représente les artistes qui exposent chez moi, je ne peux pas me permettre de perdre toute crédibilité en me montrant négligeant. »
9h10
« J’ouvre les portes dans 50 minutes. »
J’écoute la messagerie, pas d’appel manqué.
« Il faut que je téléphone à Carl Heyvaert, ce jeune artiste talentueux extrêmement prometteur. J’ai vendu son Elpistopia mais il est trop tôt pour le déranger. Je vais boire un café en attendant. »
9h20, je tente de le joindre. Je tombe sur la messagerie :
« Bonjour M. Heyvaert, désolé de vous déranger de bon matin mais je souhaitais vous informer d’une bonne nouvelle : j’ai vendu votre pièce maîtresse hier soir. Les clients n’ont pas négocié le prix, ils ont un coup de cœur pour votre travail. Je vous invite à me recontacter dès que vous aurez ce message. »
9h22, je consulte mes mails : quelques invitations à des vernissages. Je les note minutieusement dans mon agenda. Je regarde sur le net les adresses des galeries et les parkings à proximité afin d’estimer chacun des temps de trajets. Je trace des traits sur le calepin pour indiquer les heures de départs. Comme toujours, je prévois une heure supplémentaire pour arriver à temps quoi qu’il advienne.
« Être en retard m’insupporte, je trouve que c’est d’une incorrection absolue. »
9h32
« J’ai bien fait d’arriver en avance, je me suis ainsi déjà acquitté de diverses tâches. »
J’oriente les stores pour que le soleil ne frappe pas directement sur les tableaux. J’allume l’enceinte et lance de la musique de chambre pour créer une ambiance feutrée. Mon épouse me téléphone. Je discute avec elle de quelques questions pratiques et lui dit que je l’aime avant de raccrocher.
9h44
« J’ai le temps de boire un café. »
Je l’accompagne d’un petit biscuit au beurre. 9h54, je passe aux toilettes, je prends mes précautions avant d’entamer ma journée de travail. Je compte jusqu’à trente en me lavant les mains, comme le recommandent les normes d’hygiène. Je remets un peu de déodorant.
« Hors de question d’incommoder mes clients avec une quelconque effluve déplaisante ! »
9h59, je pose mon doigt sur le bouton qui déverrouille la porte automatique. Je garde un œil sur ma montre.
« J’aime la ponctualité. C’est pour moi une qualité indissociable de l’élégance. »
10h00, j’ouvre la galerie et je vais m’assoir sur mon siège assis-genoux, derrière mon bureau design. Je commence à surfer pour prospecter sur le marché de l’art, mon esprit s’évade dans la contemplation des créations contemporaines. A 10h58, une dame entre après avoir longuement regardé les œuvres en vitrine. Je me lève pour aller au-devant d’elle. Elle est intéressée par les Magis, surtout par un triptyque au pastel. Je déroule la bio de l’artiste.
11h51, la cliente sort de la galerie.
« C’est une acheteuse potentielle, elle repassera dans la semaine. Elle a également un faible pour un bronze de Delattre, le violoniste. Elle va probablement l’acquérir, en plus du Magis à 3 400 euros. Nous avons beaucoup discuté, c’est une connaisseuse. Vite ! »
Je ferme la galerie et sort par la porte arrière en enclenchant l’alarme. Je vérifie à deux reprises que j’ai bien fermé.
« Il vaut mieux être sûr ! »
J’ai rendez-vous avec un ami pour déjeuner. C’est à moitié un repas d’affaire, il est collectionneur, on passera tout le repas à parler d’art et des cotes des artistes en vue. J’entre dans le restaurant où nous avons prévu de nous retrouver.
« Bonjour Mademoiselle, dis-je à la serveuse, j’ai réservé une table pour deux au nom de Lorblanc.
— Bonjour Monsieur Lorblanc. Un instant, je ne vous trouve pas… Ah oui, en effet, deux couverts pour 13h00. Vous avez une heure d’avance mais ce n’est pas un souci, je vous prie de me suivre… »
Une fois installé à une table ronde, je commande un wiskey tourbé pour patienter.
12h22
« J’espère que Léon ne va pas trop tarder. »
J’en profite pour suivre l’actualité des artistes que j’apprécie sur les réseaux sociaux. 12h45, j’ai terminé mon apéritif, je commande une eau gazeuse. 12h50, Léon n’est toujours pas là.
« Pourvu que rien de grave ne lui soit arrivé ! »
Je vais me laver les mains avant de manger. Naturellement, je compte jusqu’à trente.13h05, je téléphone à Léon, quand il décroche j’entends qu’il est encore en voiture !
« Salut Henri ! Oui, désolé, je suis à la bourre, j’arrive dans une minute, le temps de me garer au souterrain.
Il faut bien plus d’une minute pour se parquer, sortir du souterrain et rejoindre le 15 de la rue Saint-Front ! Ah, Léon, incorrigible !
— Ok, je t’attends, à tout à l’heure.
— Oui, à tout de suite ! »
13h15, Léon pousse enfin la porte de la brasserie, sans se presser. Il s’assied comme si de rien n’était. J’ai l’habitude.
« Personne ne semble accorder d’importance à l’heure. Certains ne portent pas de montres, personnellement, ça m’angoisserait. Si mon portable n’avait plus de batterie, alors je n’aurais plus l’heure ! »
On passe commande du plat du jour, un bref coup d’œil à ma montre :
« Ça va être très juste pour manger et être revenu pour 14h00 à la galerie. »
On discute à bâtons rompus, les assiettes arrivent à 13h30. A 13h50 j’ai terminé, Léon avale ses dernières bouchées pendant que je règle ma note. Il va me rejoindre pour prendre un café.
13h55, j’entre dans la galerie, je commençais à avoir les mains moites.
« Je suis quasiment en retard, je déteste ça. J’en veux un peu à Léon. »
14h00, j’ouvre. 14h04, des touristes flânent dans les salles de la galerie, je laisse trainer une oreille au cas où ils aient besoin de précisions. 14h09, Léon me rejoint, il fait le tour des peintures et des sculptures. Les badauds partent, nous buvons tranquillement notre petit noir. Il aime bien l’énergie farouche de Vitoreti. Habituellement, il préfère les abstractions moins colorées. Je lui emballe soigneusement le carton peint. Il me confie qu’il l’offrira à sa maîtresse, je comprends alors pourquoi il a acheté une peinture aux tons bariolés.
15h18, Léon se lève pour partir à une vente aux enchères, elle a lieu à l’autre bout de la ville et débute à 16h30. Il veut s’y rendre en tramway dans l’espoir d’éviter les embouteillages, je pense que ce sera trop long car il y a un changement. Je lui recommande de prendre un taxi mais, plein d’optimisme, il me dit qu’il a tout son temps.
« J’ai envie de lui rappeler que, tout à l’heure, il est arrivé avec un quart d’heure de retard bien qu’il n’ait eu aucun contretemps particulier. »
Je me mords les lèvres car il vient de me prendre le Vitoreti que je n’arrivais pas à vendre. Nous nous disons aurevoir et je le laisse voguer de manière incertaine vers la salle des ventes, son paquet sous le bras.
15h30, un couple vient chercher l’Elpistopia d’Heyvaert. Ce sont des férus d’art, très cultivés.
16h47, je me retrouve seul.
« Il est toujours agréable d’échanger avec des hédonistes qui ne sont pas là pour l’épate ou la spéculation. »
Je fais couler un nouvel expresso. De 16h56 à 18h30, seuls quelques chalands passent.
18h32, la cliente de ce matin téléphone pour me confirmer qu’elle réserve le Magis et le Delattre.
« C’est une semaine exceptionnelle, je fais un très bon chiffre, j’ai presque atteint mes objectifs. »
De 18h45 à 19h, plus personne ne visite. Je ferme le local, je vérifie à trois reprises car je ne vais pas revenir avant demain. Je marche en direction de ma voiture en comptant machinalement le nombre de bandes jaunes le long du trottoir, c’est ma manière de déconnecter du travail. 19h05, je m’apprête à synchroniser tableau de bord et montre à partir de l’heure affichée par mon portable. Je me rends compte que c’est en fait ma montre qui retarde d’une minute !
« J’ai eu toute la journée mon mobile entre les mains et, comme un imbécile, je n’ai pas fait attention qu’il y avait une différence avec l’heure indiquée par ma montre. Cela signifie que j’ai vécu toute ma journée avec une minute de retard. Ce constat gâche tout. J’étais satisfait d’avoir réouvert à 14h, malgré le retard de Léon, mais, en fait, tout a été décalé, cette minute volée m’a mis hors tempo ! »
Je tente de relativiser et je me résous à régler l’heure de mon bracelet-montre. Puis, je démarre et manœuvre rapidement :
« Cela m’a mis en retard, je dois rejoindre rapidement Marianne, nous sortons, ce soir. »
19h20, je stationne à proximité de ma destination.
« Tout va bien, j’ai le temps de terminer à pied. »
19h30, j’arrive sur la place devant le théâtre.
« J’ai une heure d’avance, tant mieux. Je sais que Marianne ne pourra être là que plus tard, elle va devoir courir en sortant du bureau. »
En l’attendant, j’achète à un marchand ambulant une rose rouge, ça lui fera plaisir. 19h37, je m’installe à la terrasse d’une brasserie, je hèle le garçon de café pour commander un sandwich au brie et un allongé. J’observe les passants, j’essaie d’imaginer la vie de quelques-uns.
« Celle de cette jeune femme en jean : elle a l’air dynamique avec ses longs cheveux rendus fous par le vent. Elle doit avoir un job dans la communication… non, sûrement dans les ressources humaines. Elle a certainement un amoureux, j’imagine qu’elle aime les chats et les sushis… Celle de ce vieux monsieur : Il semble sûr de lui et exigeant, il était peut-être médecin ou enseignant. Il aime probablement jouer aux échecs et manger des millefeuilles avec ces cinq petits-enfants. Celle de cette dame chic, au tailleur sobre et aux talons aiguilles : sans doute une femme d’affaires, avec beaucoup de responsabilités. Je suppose qu’elle passe sa vie à voyager au Japon ou à New York et qu’elle a deux téléphones qui sonnent sans cesse… »
Marianne me fait sursauter, plongé dans ma rêverie, je ne l’ai pas vu arriver. Il est 20h.
« Elle a réussi à avoir un peu d’avance, je reconnais bien là la femme de ma vie ! »
Je lui tends la rose, j’accompagne mon geste d’un baiser léger. Elle sourit, me prend la main et nous nous dépêchons de rejoindre l’entrée du théâtre. Je lui demande comment s’est déroulée sa journée tout en tendant les billets à l’ouvreuse.
20h07, on s’installe enfin, Marianne a réservé de bonnes places au centre du parterre.
« Un instant, j’ai eu peur d’être en retard ! »
Je décrispe mon corps en m’abandonna au moelleux fauteuil de velours rouge, nous bavardons agréablement.
20h30
« Le spectacle n'a toujours pas commencé, ce manque de professionnalisme m’exaspère ! »
20h32, l’annonce pour éteindre les portables est lancée et les lumières se tamisent.
« Il était temps ! J’espère que la représentation me plaira malgré ce démarrage raté. »
22h30, les acteurs saluent, le lourd rideau se ferme et les spectateurs se lèvent. Je partage mes impressions avec Marianne sur Chronos. Cette pièce questionne notre rapport au temps, à la vie qui passe, à la mort, à la vieillesse, aux souvenirs, etc.
« C’est un thème qui a tendance à me donner le vertige mais il est intéressant... Vite, rentrons, j’aime me coucher avant minuit, ce sont les heures les plus importantes pour se reposer ! »
Marianne m’a rejoint en tramway, nous prenons donc ma voiture.
22h46, je jette mes clés dans le vide poche en bois de rose de l’entrée. Le temps de me brosser les dents et de passer mon pyjama, je suis dans mon lit à 22h56. Je vérifie que l’alarme du réveil soit bien activée sur mon téléphone. Je regarde encore une fois, par précaution. Mon portable indique 23h00.
« Une heure d’avance sur minuit, parfait. »
Marianne m’enlace, je soupire calmement.
« Elle a le don de m’apaiser... Je dois mettre moins d’un quart d’heure à m’endormir sinon je vais être fatigué demain. Surtout, ne pas commencer à réfléchir ! »
Afin de trouver le sommeil le plus rapidement possible, je m’efforce de faire le vide dans ma tête, je respire profondément en comptant quatre secondes pour l’inspiration et cinq pour l’expiration, je me concentre sur chaque partie de mon corps pour le détendre petit à petit… J’ai envie de vérifier l’heure qu’il est mais je me réfrène.
« Il faut que je parvienne à m’endormir vite… CHUT !!! Cette satanée voix intérieure ne se taira-t-elle donc jamais !? »