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        L’horloge du lycée Carnot de Cannes affichait 17 heures. Comme tous les jours Nathan avait fait preuve de la plus grande rigueur face à ses élèves, masquant le vide qui  grandissait en lui depuis quelques années. A cinquante-trois ans, enseigner l’histoire et la géographie était devenu un vrai sacerdoce. Les quelques minutes de marche qui le séparaient de son domicile ne suffiraient pas à effacer le poids de la journée, même un vendredi soir.
        — Tu as passé une bonne journée mon chéri ?
        Tina restait sa bouée de sauvetage. Sa présence lumineuse contribuait à compenser l’absence d’enfants partis faire leur propre chemin, sa vitalité remplissait un appartement désormais trop grand pour eux deux.
        — Oui, comme d’habitude. J’essaie d’être à la hauteur de la tâche.
        — Oh, toujours à te dévaloriser ! Et ton bouquin sur la libération de Cannes, ça avance ? Bientôt publié ?
        — Pareil, tous les jours au lycée je vois ces plaques à la mémoire des élèves déportés, alors j’essaie d’être à la hauteur.
        Les archives municipales avaient livré tous leurs secrets et il passait maintenant des nuits entières sur internet, à la recherche de témoignages et d’éléments historiques des années 40 à Cannes, qu’il collectait pour son ouvrage.
*
        Le ciel bleu, sans traces. La caresse du soleil qui remplit l’habitacle. La chaleur du volant sous ses doigts. La mer en contrebas des falaises rouges. La passagère aux longs cheveux noirs et aux grands yeux verts. Son sourire éclatant. La sensation du bonheur. Le camion noir qui les percute. Le paysage qui tourne pendant la chute. Le silence.
        — Non !
        Nathan s’était redressé en criant, le t-shirt collé par la sueur, les tempes battantes.
        — Oh chéri, encore ce cauchemar ! Arrête de passer tes nuits à travailler, tu vois bien que ça détruit ton sommeil.
        Le rêve était devenu récurrent, obsessionnel. Hormis cet endroit précis de la corniche de l’Esterel qu’il connaissait bien, rien ne faisait écho à la vie de Nathan. Ni la voiture, ni le camion, ni la jeune femme à ses côtés.
        Effacer le cauchemar, oublier la pesanteur de la semaine en sortant respirer. Ils s’étaient fixé cette règle d’aller chaque week-end à la découverte d’un nouveau lieu proche de chez eux, souvent au prix de trajets qui excédaient Nathan.
        — Quelle idée aussi de passer par Le Cannet-Rocheville un samedi après-midi ! Brûler de l’essence sans avancer, la civilisation de la voiture va finir par nous étouffer.
        — Nathan ! On a tout notre temps, personne ne nous attend, surtout là où on va aujourd’hui !
        Nathan esquissa un rictus en pensant à leur destination. Il  avait choisi le cimetière du Grand Jas, le cimetière historique de Cannes, afin d’ajouter un intérêt culturel à leur respiration du week-end. Il se gara à la hauteur de l’hôpital Simone Veil, en épargnant à Tina une plaisanterie de mauvais goût sur les quelques pas qui séparaient le repos éternel du repos médical.
        Les cyprès du cimetière du Grand Jas offraient une ombre limitée aux visiteurs de cet après-midi de Juin. Tina essayait d’apercevoir la mer et énumérait les noms fleuris des allées, tandis que Nathan allait de tombe en tombe, détaillant les passés glorieux de Martine Carol et de Prosper Mérimée. Il s’arrêta net devant l’une d’elles, à proximité de l’allée des cynéraires. La pierre était couverte de tâches, les inscriptions à peine lisibles, et les deux photos en médaillon patinées par le temps. Nathan était figé, sourd aux appels de Tina qui déchiffrait les noms gravés sur la tombe.
        — C’est qui ? William et Véronique Capelli, décédés accidentellement le 5 Juillet 1968. Ils sont connus ? Hé Nathan, tu m’écoutes ?
Nathan restait prostré, les yeux fixés sur les photos. Elle dut lui secouer l’épaule pour le faire émerger de sa torpeur.
        — Oui, je… Non, j’ai cru qu’ils étaient connus, mais non.
        — Le soleil tape fort ici, allez viens on va se mettre à l’ombre et boire un coup quelque part avant de rentrer.
        Nathan reprenait peu à peu ses esprits en se dirigeant silencieusement vers la sortie du cimetière, il ne souhaitait pas embarquer Tina dans les méandres de ses pensées. Ce qu’il venait de voir le jetait dans la plus grande confusion.
*
        A peine Tina endormie, Nathan se releva pour bondir sur son ordinateur. Les premières lueurs de l’aube lui firent réaliser qu’il venait de passer la nuit entière à éplucher l’histoire de William Capelli, lieutenant dans la 3ème division d’infanterie américaine, débarqué le 16 Août 1944 près de Saint-Raphaël et libérateur de Cannes le 24 Août, où il allait faire la connaissance de sa future femme, Véronique de Fresnay. Tous deux victimes d’un accident de la route dramatique en 1968, laissant une fille unique derrière eux, Charlotte Capelli de Fresnay.
        Les yeux rougis par la fatigue, Nathan était pris de vertige. Cette jeune femme, cet accident, c’était son cauchemar récurrent. Et l’histoire de cet officier, située exactement dans ses recherches historiques du moment, et décédé l’année même de sa naissance… Nathan était athée et ne croyait pas en la réincarnation, mais cette série de coïncidences le dépassait totalement. Ses recherches lui apprirent que la famille de Fresnay s’était établie à Cannes à la fin de la guerre et avait rapidement fait fortune dans le commerce d’œuvres d’art. La villa familiale était située dans le quartier huppé de la « Californie », Nathan devait impérativement en savoir plus.
*
        On ne distinguait qu’une partie du toit de la villa par-dessus le lourd portail. Le signal sonore du portier vidéo vint rompre la quiétude de la petite rue ensoleillée. Nathan se tenait face à la caméra, le doigt encore sur le bouton alors qu’une voix masculine invisible répondait déjà à son appel.
        — C’est pour quoi ?
        — Bonjour, je m’appelle Nathan Rigaud, je suis professeur d’histoire et je souhaiterais rencontrer Charlotte de Fresnay pour recueillir son témoignage au sujet de son père William.
        — Elle n’est pas là monsieur.
        — Ah, est-ce qu’une autre personne de la famille pourrait me renseigner ?
        — Non, il n’y a personne. Au revoir monsieur.
        Son interlocuteur avait éteint le portier avant que Nathan puisse insister. Dépité, il s’éloigna du portail pour sortir du champ des caméras, mal à l’aise. En manque de sommeil, il s’adossa un moment contre l’épais mur en pierre qui ceinturait le jardin de la villa, cherchant le réconfort dans les rayons du soleil de ce dimanche matin.
        Le bruit des vérins électriques du portail vint le tirer de sa rêverie, et il bondit vers la limousine aux vitres fumées qui se préparait à sortir. Le conducteur baissa la vitre à son approche, révélant un regard hostile sous des traits saillants.
        — Je suis Nathan Rigaud, je voudrais parler à quelqu’un de la famille au sujet de l’accident de 68 sur la corniche de l’Esterel.
        — Je vous ai déjà dit de dégager !
        Une main se posa sur l’épaule du chauffeur tandis que la vitre arrière descendait à son tour. Une septuagénaire le dévisageait, elle ne laissait apparaître aucune expression en s’adressant à Nathan.
        — Qu’avez-vous à dire ?
        Nathan se pencha pour lui répondre et découvrit la présence d’une jeune femme brune assise de l’autre côté sur la banquette arrière. Ces longs cheveux noirs, cette peau claire, ces grands yeux verts, sa ressemblance avec Véronique Capelli, telle qu’il la voyait dans son rêve, était troublante. Il reprit ses esprits et se jeta à l’eau.
        — Il y avait un camion, un camion noir. C’est lui qui a provoqué l’accident. Un camion avec une inscription en lettres blanches sur le côté, « Etablissements Vidal » ou « Vikal » ou quelque chose dans ce genre.
        La vieille dame sembla ciller de façon presque imperceptible, comme un phare breton frappé par une lame d’eau en pleine tempête. A côté d’elle la jeune femme avait porté la main à la bouche dans une expression de surprise, comme pour s’empêcher de parler. On ne voyait plus que son regard vert jaillissant de ses boucles noires. La septuagénaire le reprit d’un ton sec.
        — C’est ridicule, d’où tenez-vous cette histoire ?
        — C’est difficile à expliquer, j’étudie en ce moment l’histoire de la libération de Cannes à laquelle votre père a participé, car vous êtes bien Charlotte, la fille de William et Véronique n’est-ce pas ? Et je ne sais pas si j’ai lu tout ça sans m’en souvenir consciemment, mais c’est ressorti sous la forme d’un… d’un rêve.
        — Et bien continuez de rêver mon ami, et cessez de nous importuner.
        La main avait tapoté l’épaule du chauffeur et Nathan n’eut que le temps de capter le regard de la jeune femme aux yeux verts qui était restée muette. La limousine descendait déjà la colline de la Californie, laissant Nathan interloqué.
*
        De retour chez lui, il n’eut aucune difficulté à convaincre Tina de le laisser partir seul aux îles de Lérins, son havre de paix dans la baie de Cannes. Elle connaissait son besoin vital de solitude, et son air hagard prouvait qu’il y avait urgence.
        Il fallait moins de vingt minutes à la navette maritime pour effectuer le trajet. A mi-chemin, le fort royal se détachait déjà sur l’horizon, écrasant l’île de sa présence. A cette distance, l’île Ste-Marguerite était exactement telle que William Capelli pouvait la voir 78 ans plus tôt, Nathan en était certain. A peine débarqué, l’odeur du maquis l’aida à reprendre pied. Oublier sa déconvenue du matin, se souvenir de qui il était. Il traversa l’île jusqu’à la maison forestière, avant de rejoindre la plage en contrebas. Le mois de Juin restait relativement à l’abri du flux touristique estival et l’endroit était calme en fin d’après-midi. Il ôta ses vêtements en observant l’île voisine de St-Honorat, elle aussi immuable depuis si longtemps. L’eau froide acheva de le reconnecter à ses sens, et il se mit à nager en direction des bouées qui balisaient l’écomusée sous-marin, où les sculptures de l’artiste Jason deCaires Taylor venaient d’être immergées quelques mois plus tôt à trois ou quatre mètres de profondeur. Le masque et le tuba l’obligeaient à réguler sa respiration, il se sentait bien, pour la première fois depuis longtemps.
        Il plongea pour observer les étranges statues. Leurs visages fendus en deux le renvoyèrent à l’obsession qu’il essayait de chasser : l’ombre de William Capelli planait encore sur Nathan Rigaud. Il remonta à la surface pour effacer cette idée et remplir ses poumons. Un bateau de plaisance était arrivé sur cette zone pourtant interdite à la navigation, juste au-dessus de lui. Il entendit à peine le « plop » du silencieux tandis que la balle tirée par le neuf millimètres lui traversait l’épaule. L’instant d’après une rame s’abattait sur la tête de l’homme qui venait de tenter de le tuer depuis le bateau, le faisant basculer lourdement par-dessus bord. Nathan reconnut immédiatement la jeune femme qui lui tendait la rame encore maculée de sang pour l’aider à monter à bord, tandis que l’homme qu’elle venait de frapper à la tête rejoignait le rivage avec difficulté. Elle mit les gaz immédiatement, ses longs cheveux noirs battaient au vent.
        — Ça va aller ? Je suis la petite-fille Capelli, vous deviez vous en douter quand j’étais à côté de ma mère dans la voiture. Je vous emmène à l’hôpital.
        La sensation de brûlure irradiant de son épaule rappelait à Nathan qu’il était encore dans la réalité. Sa blessure saignait abondamment.
        — Vous aviez vu juste, la mort de mes grands-parents n’était pas accidentelle. Mon grand-père William n’avait jamais été accepté par la famille, et son mariage avec Véronique était très mal perçu. Quand mes grands-parents ont découvert l’origine douteuse des œuvres d’art qui avaient fait la fortune familiale à la fin de la guerre, ils risquaient de tout révéler. Le clan de Fresnay a préféré les supprimer, et la loi du silence s’est abattue sur ce secret de famille. Vos informations sur le camion qui les a fait basculer dans le vide ont effrayé ma mère, et elle a voulu perpétuer la tradition en vous éliminant. Mais je ne veux plus de ce secret et de cet héritage sanglant, j’ai décidé de mettre fin à tout ça. Je compte publier les mémoires de mon grand-père William, quoiqu’il en coûte. Vous ne risquerez plus rien à ce moment-là, vous pourriez même les préfacer ?
        Nathan s’abandonna aux grands yeux verts qui le fixaient intensément, laissant le rêve l’envahir à nouveau pendant qu’il sombrait dans l’inconscience.