VOYAGE
 
 
 
 
J'ai fait un voyage, une excursion interne…
 
J'ai pénétré à l'intérieur de moi-même et je suis remonté dans mon passé, jusqu'au plus loin qu'il m'en souvienne ; je m'y suis parfois perdu, puis retrouvé, et d'autres fois même, je me suis découvert, j'ai trouvé des coins et recoins de mon paysage intérieur que je n'avais jamais vus auparavant, du moins il me semble…
 
Je me doutais bien, en débutant ce périple, que ce que j'allais y rencontrer ne me plairait sans doute pas toujours, mais peu importe, seule comptait l'envie de parcourir le trajet, de découvrir d'autres paysages, de retrouver une paix intérieure, un certain calme que j'avais perdu lorsque, enfant, je jouais, seul, sur les chemins de mon adolescence. Je ne savais pas si je devais me rendre, les yeux fermés, au départ de ma vie, vers le point le plus éloigné de mon périple ou plutôt, y aller petit à petit, par le chemin des écoliers, faire l'école buissonnière en quelque sorte. Finalement, c'est cette deuxième solution qui m'apparut comme la plus agréable.
 
Je ne me suis pas trop chargé, car : " qui veut aller loin, ménage sa monture ", je n'ai pris que très peu de bagages, c'est à dire un maximum d'envies et un minimum d'hésitations. Une fois décidé, j'ai choisi un fauteuil agréable et m'y suis installé le plus confortablement possible car je pressentais que le chemin serait long . Nul besoin de ticket ni de réservation, j'étais le seul passager, donc : 1ière classe au prix de la seconde ! Lorsque mes yeux se sont fermés, j'ai ressenti comme un petit choc et le voyage a commencé…
 
De la musique s'écoulait des haut-parleurs, un air de jazz, mon style musical préféré, c'était une voix douce qui semblait vouloir me bercer et je reconnus la plus belle d'entre toutes, celle d'Ella Fitzgerald, ce fut elle qui m'accompagna tout au long du trajet. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que les premières images défilent, comme des paysages, par la fenêtre de ma pensée. En premier lieu, je vis mes enfants, mes deux petites filles chéries, qui ont actuellement 8 et 9 ans et qui sont si différentes l'une de l'autre. Deux caractères bien trempés avec chacune leur tempérament propre, autant l'aînée est douce et calme, autant la cadette est vive et turbulente, elles sont mes deux joyaux et comme pour tous père elles représentent le centre de ma vie… Mais cet instant fut de courte durée, au bout de quelques secondes, je les vis rapetisser jusqu'à devenir minuscules et dans le même temps j'aperçus ma femme, dont le ventre s'arrondissait. Je pus éprouver une fois encore ce curieux sentiment, mêlé de malaise et de fierté, car j'avais tellement désiré être père, que le jour venu, je ne savais plus si ce désir n'était pas comme un souhait d'enfant qui, une fois le jouet obtenu, n'en avait plus envie…
 
Peu à peu, ma femme se mit à rajeunir et je ne vis plus la mère de mes enfants, mais la délicieuse jeune fille que j'avais rencontrée par hasard, chez une amie. Elle m'avait été présentée lors d'une soirée et d'un seul coup, d'un seul, j'avais réalisé que ce serait avec elle que je finirais mes jours ; elle avait cette beauté que l'on dit naturelle, sans ce maquillage qui cache l'essentiel ; on sentait en elle une sorte de joie de vivre intérieur, comme si le monde qui l'entourait lui paraissait suffisant et lui apportait son lot de bonheur quotidien. Nous nous plûmes immédiatement et il ne fallut pas attendre longtemps avant de nous décider à vivre ensemble et surtout, à fonder un foyer… Mais le temps passait vite et elle disparut, elle aussi.
 
Chemin faisant, je revis mes parents, dans la force de l'âge, tout affairés à leurs tâches quotidiennes, travaillant, bricolant, nettoyant, préparant l'avenir, mais quel avenir ? Le leur, le mien, je n'en savais rien. Je pouvais les voir très nettement : mon père, cet homme robuste malgré les épreuves difficiles que la vie lui avait fait traverser (comme la résistance pendant la guerre, la faim, un père sévère et une mère injuste avec lui par rapport à ses frères et sœurs); il travaillait dans la métallurgie et rentrait fatigué pratiquement tous les soirs. Ma mère était une femme assez belle qui avait eu une enfance heureuse, malgré la guerre et qui était employée comme vendeuse dans un grand magasin. Au contraire de mon père, elle était très cultivée et c'est sans doute à elle que je dois de m'intéresser à tant de choses aujourd'hui. J'essayais de les approcher, mais j'avais beau tenter de leur parler, de crier même, ils semblaient ne pas m'entendre, trop occupés par leurs propres soucis.
 
Papa ! Maman ! Je suis là, répondez-moi… S'il vous plait… Je viens d'arriver, je vous ai rejoints, ne me voyez-vous donc pas ? Non, à leurs yeux, je n'existais pas, j'allais trop bien pour que l’on se préoccupe de moi, ils avaient l'air absorbés par quelque problème. J'aperçus alors mon frère, ce grand frère dont tous les petits garçons rêvent et qui est censé leur apprendre tout sur la vie, bien mieux que les parents ! Bizarrement, lui aussi me parut bien trop préoccupé par ses propres tracas pour se soucier un tant soit peu de moi… Je l'appelai, mais il ne m'entendit pas, je criai plus fort, je lui demandai qu'il s'assoie un moment auprès de moi, afin de faire un bout de chemin ensemble, mais il ne me répondit pas. J’eus l'impression d'être un étranger à ses yeux, comme si nous parlions chacun une langue différente, et qu'il nous était tout à fait impossible de nous comprendre.
 
J'entr'aperçus mes parents qui le grondaient, je crus un instant que c'était de ne pas m'avoir adressé la parole, mais je déchantai bien vite, car ce n'était pas pour plaider ma cause qu'ils se disputaient, mais plutôt parce qu'ils étaient inquiets pour son avenir. Ses mauvaises notes à l'école leur causaient bien des contrariétés, et ils ne savaient plus comment s'y prendre pour qu'il réussisse sa vie. Je me rendis compte alors, que je ne passais pas au second plan, mais qu'il n'y avait pas de place pour un second plan !
 
Voilà ce qui les préoccupait tellement : les problèmes de mon frère, ses difficultés scolaires, ses problèmes de vue… Moi, je n'avais rien de tout cela : bon élève, leçons vite apprises, une bonne santé, pourquoi se tracasser à mon sujet ? J'essayais bien de leur dire mon mal-être, leur faire comprendre que, dans ma tête, rien n'était aussi clair que ce qu'il y paraissait à l'extérieur, rien n'y fit. Comment exprimer à des adultes de tels maux, avec pour seul langage les mots de l'enfance…
 
J'avais disparu complètement du paysage, je n'existais plus, j'allais trop bien, nul besoin de s'occuper d'un bien portant, alors qu'un grand malade est devant nous… Je n'avais donc besoin d'aucune attention particulière, pour moi la solution était simple : il n'y avait pas de problème ! Alors, avec une grande tristesse au cœur, et quelques larmes dans les yeux, je les abandonnai à leur destinée, et m'en allai plus loin, poursuivant ma route vers le début de mon adolescence…
 
J'espérais rencontrer d'autres gens qui m'écouteraient peut-être, qui sait ? …
 
Un groupe de filles, âgées de 10 à 12 ans, jouaient un peu plus loin, ces demoiselles, vêtues de leurs jupettes aux couleurs vives ainsi que de jolis souliers vernis inséparables de leurs socquettes blanches, semblaient s'amuser dans leur monde, comme si l'univers des adultes n'existait pas. Elles riaient de bon cœur et leurs rires me remplissaient de joie, je ressentais enfin cette chaleur qui vous envahit lorsqu'on est heureux. Cela me mit de bonne humeur et je repris confiance en moi, pensant que j'allais enfin revivre des moments plus joyeux et quand je pus les distinguer, je reconnus des petites amies du début de mon adolescence. Je leur dis bonjour, et elles me firent toutes le même sourire sans dire un mot ; pas une seule ne me souhaita la bienvenue, aucune d'elles ne me prit dans ses bras. J'avais l'impression d'être une photo, comme celle que l’on redécouvre en feuilletant un album de souvenirs, et leur sourire me fit mal, je ressentis de la gêne, un peu comme si mon pantalon venait de tomber sur mes chaussures et que tout le monde voyait mon caleçon, mouillé par de l'urine que je n'avais su retenir… Pourquoi ? Pourquoi avais-je fait pipi ? J'avais pourtant passé l'âge de mettre des langes depuis belle lurette, alors pourquoi cette incontinence ? Je réfléchis un long moment, puis une idée me vint : je me dis que là au moins tout le monde me remarquait, bien entendu ce n'était pas les marques d'attention que j'aurais vraiment désiré recevoir, mais tout au moins se préoccupait on de moi, on riait, souriait, me regardait, on se demandait ce qui n'allait pas chez moi, en lieu et place de décréter que tout allait bien…
 
Cette sensation chaude et humide me pénétra pour un long temps encore, puis je me retrouvais à quatre pattes sur le carrelage de la cuisine. Ce fut pendant bien longtemps ma salle de jeux et je m'y sentis tout de suite à mon aise, le sol froid ne me gênant même pas. En levant la tête, mes yeux rencontrèrent ceux d'une vieille dame aux cheveux blancs, elle était assise dans un fauteuil, près de la fenêtre, paisible et attentive à tous mes gestes, je sentais qu'elle ne regardait que moi. Il n'y eut pas l'ombre d'une hésitation, car sans même l'avoir aperçue, mon cœur avait reconnu celle qu'on appelait : " Bobonne ".
 
C'était ma grand-mère. J'en eus les yeux qui piquaient, et de grosses larmes chaudes coulèrent sur mes joues. Elle était là, près de moi, à m'écouter, à chanter, à jouer avec moi et peu importe ce que j'avais à lui raconter, tout avait la même importance, elle prenait soin de moi. Mes parents, partis vers leur travail ou ailleurs avaient disparu : elle, ma "Bobonne", elle était là, toujours à mes côtés, souriante.     
 
Je la pris contre moi et la serrai très fort, trop fort sans doute pour une dame âgée, j'avais oublié que j'étais adulte maintenant et que j'avais bien plus de force qu'un bambin, mais elle ne dit rien, elle me sourit et passa sa main dans mes cheveux, en m'appelant " mon petit coq ", ce surnom que j'avais entendu des milliers de fois déjà sans y accorder d'importance… Aujourd'hui il revêt une signification tellement différente, c'est le symbole de toute une partie de ma vie, sans aucun doute celle où j'ai été le plus heureux, choyé par un être me procurant tout son amour. Je ne saurais décrire avec des mots ce que je ressentis à cet instant, mais je pense que ceux qui font un long périple, depuis l'intérieur des terres et qui, pour la première fois de leur vie, aperçoivent la mer au loin, sous les rayons du soleil, oui, ceux-là doivent ressentir un tel bien-être dans tout leur corps, comme celui que j'ai éprouvé à cet instant…
 
Je restai encore un moment auprès d'elle, immobile, puis je la quittai sur la pointe des pieds, la laissant s'endormir dans son fauteuil, pour un sommeil bien mérité et peuplé sans doute de rêves merveilleux, dans lesquels de fringants jeunes gens, vêtus de leurs habits du dimanche, viennent l'inviter à danser une valse dans une salle de bal éclairée par de grands lustres en cristal brillant de mille feux…
           
Je ressentis soudain comme un courant d'air, et cet air froid me ramena instantanément à l'endroit d'où j'étais parti. Je ne saurais dire combien de temps a duré ce voyage, mais si ce ne fut pas le plus beau ni le plus long que j'ai eu l'occasion d'accomplir durant toute ma vie, il restera comme celui qui me permit de retrouver ce calme et cette paix intérieure, que j'avais perdus depuis ma petite enfance. Je compris bien des choses et ma hargne envers les membres de ma famille, ce sentiment d'incompréhension permanente disparu d'un seul coup, je pus à nouveau les voir et mieux les comprendre ; je me sentis comme un prisonnier libéré qui retrouve enfin les siens, ce qui fait toute sa richesse, et ce trésor que j'ai ramené de là-bas vaut tous les souvenirs de vacances du monde, fussent-ils d'or ou de diamant…
 
 
FIN
           
©Dany Pirard
21-06-2022