Au beau milieu du mois de novembre, Eden est chez lui, à étudier une énième prophétie. Il ne sort plus, ne dort plus, et passe son temps à tenter de comprendre. Comprendre comment stopper ce qui lui semble inévitable : la fin du monde. D’un monde. De l’univers. Que ferait-il si tout venait à disparaître ? Mourrait-il ? Ou pire, aurait-il à survivre dans un monde détruit, en ayant perdu tous ses êtres chers ?
Jeune homme de 25 ans, Eden a toujours été quelque peu en marge de la société. Il a toujours été un enfant qui posait constamment des questions existentielles à ses parents : pourquoi le monde ? Pourquoi la vie ? Quel est son but ? Il n’a jamais su s’intégrer dans une société qui prône le matériel sur le spirituel. Dans un monde gouverné par l’argent, peuplé de gens qui vivent comme si leur vie ne se finirait pas un jour. Comme si la mort ne les rattraperait pas.
Aujourd’hui, Eden souffre. Il se sent seul. Tantôt taxé de nihiliste, tantôt de pessimiste, il pense avoir découvert l’impensable : le monde que tous connaissent est voué à être détruit, une nouvelle fois. En effet, selon les recherches d’Eden, il ne s’agirait que d’un éternel recommencement : les hommes naissent, construisent des royaumes, peuplent des pays, puis vont trop loin et subissent une catastrophe planétaire ; avant que tout soit reconstruit de nouveau, et ainsi de suite.
— Pourquoi ? Pourquoi est-ce que les choses sont-elles ainsi ? se demande Eden dans son lit. Ce n’est pas possible, il doit y avoir un moyen d’inverser le cours des choses. Je ne peux pas laisser le monde courir à sa perte, conclut-il.
C’est ainsi que persuadé d’une fin imminente, mais de nouveau rempli d’espoir, Eden a décidé de se lancer en quête d’une solution. Une solution pour arrêter le temps. Pour justement avoir le temps de réparer ce qui a été détruit. Du temps pour permettre aux hommes de se préparer.
Quoi de mieux qu’Internet pour trouver son bonheur ? Eden décide donc de se lancer dans une recherche afin de rencontrer des personnes qui pensent comme lui, dans le but de l’aider.
Après des heures à éplucher tous les sites imaginables, Eden tombe sur le commentaire d’une femme sur un forum : « Platon a dit “Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.” Gardez espoir, lorsque tout semble s’écrouler, n’oubliez pas que l’éternité est immobile. Elle était, elle est et elle restera. »
— « L’image mobile de l’éternité immobile. » Ces mots résonnent dans sa tête. Si l’éternité est immobile, comment faire pour que le monde tel qu’on le connaît le soit également ? Comment faire pour éviter sa chute ? Je dois rencontrer cette femme, se dit-il.
Eden se décide donc à lui envoyer un message afin de discuter avec elle et mieux comprendre son point de vue. Peut-être a-t-elle une solution, pense-t-il. Après quelques minutes, la jeune femme, nommée Hanaé, lui répond. Ils entament alors une conversation des plus intéressantes. Hanaé lui fait part de ses croyances, qui semblent similaires aux siennes. Après avoir étudié de nombreux écrits anciens, et plus particulièrement l'Hindouisme, elle croit en effet qu’il s’agit d’une ère de fin. Cela rassure Eden : il n’est plus seul à penser ainsi.
Durant des jours, Eden et Hanaé refont le monde ; ils semblent sur la même longueur d’ondes et sont tous deux heureux de pouvoir échanger sur de tels sujets sans passer pour des fous. Ils décident donc, tout naturellement, de se rencontrer afin de discuter de vive voix.
Le jour J approchant, Eden est impatient de mettre un visage sur celle qui lui apporte un soutien inouï depuis plusieurs jours. Il a même retrouvé le sommeil, et son espoir de trouver une solution pour le monde n’est que grandissant. Hanaé, quant à elle, est également ravie de rencontrer Eden. En effet, bien que pouvant échanger avec son père à ce sujet, elle est heureuse d’avoir trouvé un nouvel interlocuteur intéressant.
Il est 15h15 lorsque Hanaé franchit les portes du café dans lequel Eden l’attend depuis un quart d’heure. Ils se saluent, elle s’installe, et la discussion commence immédiatement et naturellement. Ils parlent comme s’ils se connaissaient depuis toujours. La conversation est fluide, limpide et agréable.
Au bout d’une demi-heure, Eden fait part de sa pensée la plus profonde à Hanaé :
— Voilà, nous sommes d’accord, la fin est proche. Le monde tel que nous le connaissons va disparaître. Il ne restera rien d’autre que quelques survivants qui devront lutter pour rester en vie et reconstruire l’humanité. Je ne veux pas de ça. Il doit y avoir une solution. Quelque chose pour arrêter le temps. Il paraît qu’il existerait des trous noirs dans l’espace dans lesquels le temps n’existe pas. On pourrait contacter la NASA ou je sais pas…
— La NASA ? Je crois qu’Interstellar, c’est de la science fiction…
— Ben… tu proposes quoi ? Demande Eden, agacé.
— Dans ma croyance, tu peux prier les dieux pour abréger les souffrances, mais la mort n’est pas une fin en soi. Elle n’existe même pas, en fait. Tout ceci n’est qu’une illusion, et ton âme ira ailleurs après ton passage sur cette Terre.
— Houla, Hanaé, tu m’as perdu. Je pensais que nous étions sur la même longueur d’ondes, mais finalement tu ne cherches aucune solution ! Je te parle de sauver le monde, et tu me parles du fait que la mort n’existe pas. On verra si elle n'existe pas quand la Terre sera réduite en cendres !
Très énervé et on ne peut plus déçu, Eden décide de s’en aller en hâte et de laisser Hanaé seule dans le café. Cette dernière ne comprend pas le comportement d’Eden, qu’elle juge excessif et immature. Pourquoi s’acharner à tenter d’arrêter l’inévitable ? se demande-t-elle.
Rentré chez lui, Eden est revenu à la case départ, avec, en prime, de la déception dans le cœur. Lui qui pensait avoir trouvé une alliée se retrouve de nouveau seul. Comment stopper la fin du monde en quelques semaines, sans aucune ressource ?
Eden ne sait plus quoi penser. Complètement désespéré, il se décide à tenter de contacter différents organismes internationaux ainsi que des journaux afin d’alerter le monde. Plus les gens seront nombreux à être courant, plus nous aurons de chances de trouver une solution, se dit-il. Il envoie donc des e-mails à toutes les adresses possibles, dans l’espoir d’obtenir rapidement des réponses.
Hanaé, quant à elle, est retournée chez elle, déçue également. Elle pensait avoir rencontré un homme sage, mais elle se rend compte qu’il s’agit d’une énième personne gouvernée par les émotions, l’égo et la peur de la mort. Cependant, peinée en repensant au tourment d’Eden, elle se décide à lui envoyer un message : « Eden, je suis désolée si je t’ai vexé, mais je n’ai fait qu’être honnête avec toi. Comme je l’avais écrit, et comme Platon l’a si joliment dit, le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. On ne peut l’arrêter, et il est irréversible. L’éternité, par contre, est immobile. C’est à ça que tu dois songer. Quoi qu’il arrive, l’éternité est. Il ne faut pas avoir peur, puisqu’il ne peut rien lui arriver, à elle. N’est-ce pas merveilleux ? Tâchons d’accepter ce qui est, et de laisser une belle empreinte dans l’univers. »
En recevant ce message, Eden ne sait plus quoi penser. Comment peut-on faire preuve d’une telle résilience ? A-t-elle donc réellement abandonné le combat ? Il éprouve des difficultés à comprendre le raisonnement de la jeune femme.
Les jours suivants, Eden reçoit quelques réponses de la part de journalistes qui lui rappellent l’importance de les contacter pour des éléments « sérieux » et donc de cesser de leur envoyer des idioties apocalyptiques.
« Des idioties apocalyptiques », il ne manquait que ça pour plonger Eden dans le dégoût le plus total. En effet, profondément déçu par ce qu’il estime être de la stupidité et de l’égoïsme, il décide de faire cavalier seul. Si personne ne veut m’écouter, je survivrais seul ! se dit-il.
Il se décide alors à faire quelques réserves, regarde des vidéos de construction de bunker, et en fabrique un dans son jardin pour la fin des temps. Au bout de plusieurs jours de travail, tout est prêt.
Installé dans son bunker pour tester son efficacité, le visage de Hanaé lui vient en tête. Il a envie de lui parler, et regrette d’avoir été si dur avec elle. Il lui propose donc de venir prendre un café chez lui, afin de lui montrer sa construction. Cette dernière accepte de passer le jour même.
Eden est heureux de la revoir, il lui fait la bise et s’excuse pour son comportement dans le café. Puis il prépare un thé en lui expliquant son désarroi face aux réponses des journalistes, et sa décision de se construire un bunker.
— Voilà que tu fais preuve de résilience maintenant » dit-elle en riant.
La journée se passe à merveille. Eden propose à Hanaé de rester dîner. Ils boivent un peu de vin, et passent un agréable moment. Cela faisait longtemps que Eden n’avait pas ressenti de légèreté. L’insouciance de la jeunesse. Lui qui a toujours été happé par la difficulté de la vie et les questions existentielles interminables, se retrouve aujourd’hui à profiter de l’instant présent.
— Profiter de l’instant présent, juste avant la fin supposée du monde, n’est-ce pas complètement absurde ? se demande-il. Qu’importe, si je dois mourir aujourd’hui, au moins j’aurais été heureux quelques instants.
Ayant un peu trop bu, Eden propose à Hanaé de rester dormir. Après des heures de discussions, ils s’endorment finalement dans le canapé. Vers 3h du matin, un énorme bruit retentit dehors. Ils se réveillent en sursaut, regardent par la fenêtre, voient des flammes au loin, entendent des bruits de tirs et des cris. Ils sortent, se dirigent vers le bunker lorsque Hanaé aperçoit une enfant désemparée, en pleurs. Elle court vers elle afin de l’aider. Eden lui crie de revenir afin de se cacher, mais rien n’y fait. Elle est déjà loin. Il se retourne, regarde le bunker, pense à sa vie. Puis il regarde cette femme courir au loin. Courir non pas pour sa vie, mais pour celle des autres. Peut-il la laisser risquer sa vie, seule, et ne rien faire ?
Il se lance à sa poursuite et tente de la retrouver. Autour de lui, tout n’est que fumée. Il ne voit rien, avance à l’aveugle et crie le prénom de Hanaé dans l’espoir qu’elle l’entende. Mais rien. Il n’entend rien d’autre que le bruit des bombes et des tirs. Après des heures de recherche, Eden se rend à l’évidence : il ne la retrouvera pas. Il décide de retourner au bunker et de s’y cacher. En arrivant, il s'aperçoit que la porte est entrouverte. — Hanaé ? Tu es là ? Demande-t-il, quelque peu apeuré. En descendant, il aperçoit une vingtaine de femmes et d’enfants refugiés, et Hanaé, au sol. Il demande alors aux personnes présentes ce qui s’est passé. — Elle a été touchée par une balle perdue en tentant de me secourir, lui explique une jeune femme désolée.
Eden, complètement déboussolé, s’installe à son chevet. — Hanaé, je t’en supplie, reste avec moi.
— Je suis là Eden, ne t’en fais pas. Merci. Merci pour tout. Merci pour ces instants d’éternité. Souviens-toi qu’elle est immobile, et que dans mon monde, la mort n’existe pas. Mon corps s’en ira peut-être, mais pas mon âme. Et mon amour pour toi est aussi immobile que l’éternité. Sois en paix. Ne pleure pas. Reconstruis ce monde, aime-le et émerveille-toi devant lui comme le ferait un enfant.
Quelques semaines plus tard, Eden se rend sur la tombe de Hanaé avec un beau bouquet de fleurs. Il s’asseoit à côté d’elle et lit à haute voix la jolie citation de Platon : « Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. »
— Tu sais Hanaé, dit-il, le temps s’écoulera sans doute sans cesse, le monde s’est peut-être effondré, mais mon amour pour toi est réciproque. Il sera toujours aussi immobile que l’éternité. J’ai compris que le vrai combat, c’est d’accepter. A bientôt, je le sais. En attendant, je vais tâcher de rendre le monde aussi doux que tu le voyais. Sois en paix, ma petite fleur bénie.