Avec la forme d’une haute et fine femme, j’arrivais à la fin du 19ème siècle et la troisième philosophie tant attendue se dévoila : le Nihilisme. Sa première trace venait de la Grèce Antique avec deux simple mots ; rien n’existe. Cela s’emboitait parfaitement bien avec le Scepticisme et le Bouddhisme. Le Nihilisme était sorti de Russie, pays dans lequel je me trouvais une nouvelle fois, mais avec une forme incomplète, du moins jusqu’à la pensée de Nietzche qui décrivait l’entièreté de sa structure. Vulgairement, sa définition était le rejet de toute valeur et de toute morale. Cette phrase faisait trembler le monde car ce dernier était bâti à l’inverse. Le Nihilisme affirmait l’absurdité de la vie et l’inexistence de la vérité, vision jumelle encore une fois du Scepticisme et de la vacuité. Il était la négation de l’être, de l’idéalisme et de ses conséquences. Il y avait deux sortes de Nihilisme, le passif ; l’homme qui jugeait que le monde tel qu’il était de ne devrait pas être, et que le monde tel qu’il devrait être n’existait pas. De ce fait l’existence n’avait aucun sens. Et l’actif ; les croyances et les valeurs s’effondrent, la volonté du fort n’est pas abattue par l’absurde, mais il invente tout un autre système d’un nouveau monde. Nietzsche présentait le Bouddhisme comme une « hygiène libérant tout ressentiment », mais il affirmait que la vie pouvait être désirable. Concernant le christianisme, il disait qu’il était la religion des faibles cherchant à entraver la liberté des forts. Par bien des sociétés et des religions, le Nihilisme était considéré comme du terrorisme. Il était évident que les moralistes et les croyants avaient ce jugement face au rejet de tout ce qu’ils certifiaient, mais le Nihilisme n’était pas une idée radicale. C’était un mouvement délicat, relativiste, transparent, et qui allégeait l’insoutenable pour pouvoir ensuite le vider. Nietzsche appelait les hommes forts les « Surhommes », de nature égale au divin, « ils étaient au dessus des hommes et plus au-dessus des hommes que ceux-ci ne l’étaient du singe ». Selon moi cette définition ne concordait pas, je préférais « le Surhomme ne doit pas se soucier des hommes ni les gouverner : sa seule tâche est la métamorphose de l’existence ». Chaque Errant, Athée, Philosophe, Artiste ou Survivant pouvait être un Surhomme, tout dépendait de sa volonté de rien faire, de composer ou de décomposer. Un jour, Nietzsche était sortit de sa caverne pour crier au monde que dieu était mort, que les Humains l’avaient tué et qu’ils étaient maintenant libres. C’était du génie, car une cathédrale non-bâtie ne pouvait pas s’effondrer, et bien qu’immense, le ciel dans lequel elle se dressait était sans voix. Dans la panique, les croyants cherchaient en vain des messages divins. Quand aux Athées, ils sortaient de leur cachette pour célébrer cette percutante audace tenue dans seulement trois mots. Les lieux de cultes prenaient enfin conscience du silence dans leurs prières, et les croyants désormais réveillés se libéraient. A la mort de Nietzsche, les fidèles avaient publié son décès avec la signature de dieu, pour inverser le message qui les avait ébranlés. Sans le savoir, ils venaient de prouver qu’ils étaient à la fois les créateurs et les créations, aveuglés par la soif d’enterrer le Nihilisme. Même mort, Nietzsche triomphait et j’en riais. Il y avait cependant une idée terrifiante et à la fois pas si inattendue que ça. Je cite le début de l’un de ses livres : « Comment ? Était-ce là la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois ! ». Et un autre passage : « Je reviendrai, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante ; à jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le Retour Eternel ». Avez-vous déjà essayé de répéter dix fois le même mot à la suite ? Il perd en substance avant de se vider complètement, ce que permet ma Triquetra désormais complète. Et bien cette phrase j’avais dû la répéter une centaine de fois pour la désacraliser, vider mon angoisse, et m’abandonner à ma prophétie pour me rassurer. Ceux qui croyaient à l’Eternel Retour étaient selon moi des visionnaires, il était difficile d’ignorer l’élément central de leurs fondations. Mais il le fallait, sinon j’étais voué à être immobilisé. Avec la menace profonde que la fin devienne le début, ma conscience toujours aussi prisonnière de mes troubles, mais désormais lourdement armé pour déstructurer, décomposer, dévaloriser et démoraliser, je gagnais le dernier siècle du millénaire avec une féroce détermination.
La troisième pandémie de Peste née en Chine n’avait pas provoquée la fin du monde. Toujours aussi meurtrière, elle disparaissait cependant bien avant de menacer l’ensemble de l’espèce. Tout comme la grippe espagnole quelques années plus tard. L’histoire de la première moitié du 20ème siècle, vous la connaissez suffisamment sans que j’aie besoin de m’attarder dessus. Loin du champ de bataille, j’étudiais les sciences de l’univers avec les travaux de Planck, fondateur de la mécanique quantique, vulgairement de l’infiniment petit. L’astronome Hubble avait aussi très largement contribué à nos connaissances d’aujourd’hui, tout comme le télescope spatial lancé en 1990 qui porterait son nom. Enfin, il y avait évidemment tout le savoir et le génie d’Einstein qui avait créé la théorie de la relativité restreinte et générale, vulgairement de l’infiniment grand. Voici en résumé l’histoire de notre univers : il y a environ 14 milliards d’années, une réaction microscopique et atomique a explosé, dilatant l’espace mille fois plus petit qu’un grain de sable dans laquelle elle se trouvait. Cette explosion se nommait le Big-bang. Trois dimensions était nées : la largeur, la longueur et la profondeur. Vu qu’il y avait désormais des distances, le Temps était également né. Le souffle et l’énergie du Big-bang agrandissait notre univers sphérique et contenait de la matière, des particules, des atomes et de nombreuses forces. Depuis cet évènement, l’univers est en expansion, tout s’éloigne de tout, il n’a pas de bord, mais bien des limites, à ses extrémités l’espace-temps est courbé, comme dans une bulle, et il est impossible d’aller au-delà. Les astres et les planètes se sont formés grâce à la gravité, ainsi que les galaxies, mais la matière est très majoritairement absente de l’univers. Des soleils effondrés forment des trous noirs, ils contiendraient toutes les connaissances de l’univers, comme son état avant le Big-bang, ou s’il existe quelque chose en dehors, c'est-à-dire un espace sans dimension ni temps. Ce qui est aussi imaginable qu’une couleur qui n’existe pas. Le problème, c’est qu’atteindre la singularité d’un trou noir est impossible à cause d’une implacable gravité, et il est encore plus impossible d’en ressortir car même la lumière en est incapable, alors que rien ne va plus vite qu’elle. Relier la mécanique quantique et la théorie de la relativité générale permettrait la théorie du Tout, que rien ne soit invisible, incalculable, mais jusqu’à votre époque personne n’a pu le faire, même si indépendamment elles fonctionnent parfaitement bien. Si je vous raconte ça c’est qu’il y a une erreur, il manque une dimension qui est enroulée autour de la profondeur, elle s’appelle les Dédales Métaphysiques. Chaque évènement dans chaque temporalité depuis la première seconde de l’univers est dissimulé autour de la profondeur de toutes choses. Les Dédales ont donc la même expansion que l’univers. Seuls les chercheurs Errants savaient où les trouver et où les étudier, et ils gardèrent secret ensuite leurs travaux pour préserver les rares qui connaissaient leur existence, même s’ils étaient souvent tentés de révolutionner la cosmologie et l’astrophysique. Enfin, toutes ces informations sont pour vous faire prendre conscience d’une chose : Mirage amènera la dernière Humanité derrière l’horizon des évènements d’un trou noir, c'est-à-dire après le point de non-retour amenant l’extinction totale de l’espèce. C’était Einstein qui disait que tout était relatif, je n’avais jamais entendu une phrase aussi proche du mot très altéré qu’on nomme vérité, mais j’ignorais si une autre trajectoire pour l’Humanité était possible, et encore une fois, si j’avais un rôle dans tout ça, bien que je n’en voulais pas. L’expansion ne sera pas éternelle puisque l’énergie du Big-bang s‘épuisera, alors les 45 milliard d’années lumière du diamètre de l’univers se contracteront jusqu’à revenir à l’état zéro avant le Big-bang. Il existe des quantités de théories sur cet évènement, mais une concorde en partie avec l’Eternel Retour : quand l’univers se contractera, la flèche du temps s’inversera, alors plutôt que de s’éloigner de l’instant zéro, elle s’y rapprochera. Ce qui veut dire que tous les mouvements et les évènements s’inverseront, que notre cadavre se reconstituerait et qu’on mourrait dans le ventre de notre mère en ayant vécu exactement la même vie. La flèche du temps étant inversée, il n’y aurait rien d’anormal au fait que tout se déroule à l’envers, comme par exemple marcher à reculons ou voir les objets brisés qui se réassembleraient du sol jusqu’à nos mains. J’étais un homme de science, enfin plutôt une femme à cet instant, je connaissais l’Eternel Retour religieux et philosophique, mais l’étudier en tant que fait scientifique lui donnait une réalité tangible. Cette théorie n’était la plus soutenue, mais elle attirait l’attention par sa forme, et mathématiquement elle était hypothétique, alors encore une fois je me raccrochais à la prophétie pour éviter ce bouleversement. Avec une amie, on discutait en voiture du fait indiscutable qu’il était possible de séparer des jumeaux de plusieurs années grâce à la relativité générale, quant une autre voiture nous avait brutalement percutées, tuant mon dernier corps de femme.
Un petit homme brun qui rêvait uniquement de têtes blondes, prophète de lui-même, vénéré comme un dieu, assassinait des millions de personnes, principalement des juifs ou selon lui des déviants, grâce à une armée de radicaux qui étaient inoffensifs avant de laisser l’idéologie les posséder. L’imposture du langage à son apogée, une propagande ornementée contre un redoutable ennemi habilement inventé. Le roi de l’Entropie peut-être. J’étais dans l’actuelle Myanmar quand Hitler s’était suicidé dans son bunker en ne laissant aucun corps. Cela avait autant de sens que l’apparition du calendrier chrétien à la place du calendrier romain, décidé au 6ème siècle, avec le souci du 0 qui n’existait pas pour l’église, en se trompant sur le jour, le mois et l’année de la naissance de Jésus. « Tant pis pour la précision, il était là mais on a oublié quelques informations, mais l’important c’est que le calendrier est maintenant chrétien. » Après ça c’était moi le désaxé ! Je ne me sentais pas concerné par les deux guerres mondiales, les moralistes pourraient me dirent que bien des gens sont morts pour ma liberté, mais ça serait un malheureux malentendu. La guerre était cruelle sans aucun doute, car elle était à l’image du potentiel Humain depuis les Origines. Je n’étais ni la cause ni une victime, bien-sûr je préférais un monde sans Hitler, mais même s’il avait gagné mes choix seraient restés inchangés. Mes seules causes universelles étaient les Errants et les Athées, et elles étaient indépendantes de moi. Egoïstement sans doute, ou éveillé pour d’autres, ma liberté ne dépendait que de ma volonté, et par extension de trois autres selon la prophétie. De nombreux survivants s’étaient relevés de tous ces génocides, et l’Athéisme avait prit de l’ampleur. La réflexion était enfantine, mais pas illégitime pour autant ; quel dieu pouvait permettre tout ça ? Je parcourais l’Asie et L’Europe en camion et en train pour déterrer et confier tout ce que j’avais caché depuis quelques millions d’années. Les musées ou galeries d’art n’arrivaient pas à croire ce que je leur présentais. Ils me donnaient un chiffre pour pouvoir l’exposer tout en restant l’unique propriétaire, je le triplais, et nous tombions d’accord. L’ironie c’était que tous ces outils n’étaient pas à moi, je les avais rarement utilisé, et jamais créé. J’ignorais à quel moment un objet pouvait nous appartenir, et si ça pouvait être véritablement le cas. Le trouver ? Avoir l’idée ? Le créer ? L’acheter ? C’était sans doute une question métaphysique, mais mes interlocuteurs de l’époque étaient bien moins que de la poussière, donc autant enrichir la science, des causes pauvres et déséquilibrées avec de simples couteaux de l’époque. Pour leur succession, je nommais le fait que je n’aurais pas d’héritier, donc je disais que si un jour une personne se présenterait avec les mêmes yeux que moi, et répondrait à l’énigme « comprenez-vous sur quoi vous marchez ? », cette personne deviendrait l’unique propriétaire. Cela amusait les employés, mais ils étaient d’accord avec ces conditions. Après une bonne communication, les visiteurs viendraient de partout pour des objets aussi rares. Le voyage jusqu’en Afrique était bien long, et je me faisais la réflexion qu’à l’époque tout se construisait autour des lieux de culte, et que maintenant c’était autour des routes. Le progrès devait être plus rentable que dieu. En parlant de progrès, je pouvais acheter mes psychotropes en pharmacie, légalement, et dans certains pays c’était même gratuit. Jamais je n’aurais pu penser qu’un jour ça serait possible. Merci à la science et à ceux qui trouvent les mots pour faire évoluer les mœurs. Je répétais le même scénario dans les musées d’Afrique, bien que certains objets fussent perdus. Dans le quartier du Caire ou j’avais vécu brièvement avec Zéloïne, des Errants étaient toujours en possession de la prophétie, reçue par un certain omniscient. Nous l’avions brisé, son contenu était mon intimité, sans aucun lien avec l’histoire de l’Humanité. En voyant ses fragments, j’éprouvais comme souvent de la mélancolie, et je me demandais si un jour ils se réassembleraient sans moi pour les contempler. Une dernière chose avant de vous expliquer la plus épuisante rencontre de toutes mes existences ; ce siècle avait connu Freud, le père de la psychanalyse. Je ne vais pas vous décrire tout son génie, mais en gros il avait donné forme à toute notre structure psychique, en nommant tout ce que nous portions d’invisible, dont les maladies mentales. Je n’étais pas d’accord avec certains points, mais il avait sous-entendu quelque chose qui me concernait : d’après lui, le seul moyen de créer un langage sans langage ne pouvait se faire qu’avec une forme de télépathie. Je ne gardais aucun souvenir d’une telle communication aux Origines, mais je n’étais pas non plus certain, et cela pouvait expliquer bien des choses.
En quittant le Caire, j’apercevais quelque chose d’étrange qui se dressait à une centaine de mètres de la route, dans la terre et sa végétation brûlée. En me rapprochant, j’avais constaté la présence de deux chaises séparées d’un petit comptoir. Sur ce dernier, il y avait une antique sonnette et une sorte de boule de cristal. Je m’étais assis en posant mon sac et j’avais appuyé sur la sonnette qui résonnait étonnamment fort. Il ne se passait rien, je regardais autour de moi, et soudainement quelqu’un occupait l’autre chaise en me souriant. La peau métisse, les cheveux courts avec une légère calvitie, une fine moustache au dessus de son sourire, un costume et une cravate marron, une chemise blanche qui entourait son corps légèrement rond, et des lunettes de soleil qui dissimulaient son regard.
- Bonjour, je suis Xsaahl, et toi tu es Khamsin, nous avons été nommé par la même personne.
Il parlait français, mais il changeait de langue pour après phrase, dont certaines que je ne connaissais pas. Retranscrire cette discussion était le fruit d’un vaste et consciencieux travail.
- Vous êtes le roi de l’Entropie.
- Que connais-tu de l’Entropie ?
- Plus un système isolé contient d’éléments et plus il tend au désordre.
- Exactement.
Cet être était de loin le plus dangereux que j’avais rencontré, mais je n’avais pas oublié que j’avais besoin de lui selon Zéloïne, et inversement. J’entrapercevais la plus abjecte des violences et des folies derrière ses lunettes.
- Penses-tu que la nature est malveillante ?
- Non. Si une lionne tue une biche et ses enfants, ce n’est que pour nourrir les siens.
- Et s’il y a beaucoup de biches autour d’une mince flaque ?
- Elles boivent peu pour en laisser à leurs semblables.
- Voici donc une de tes faiblesses et un de tes paradoxes. Tu veux à la fois quitter le monde et l’embellir. Autour de cette flaque, une lionne doit tuer de nombreuses biches pour sauver les autres, ainsi qu’elle même. Ainsi la nature perdure.
- C’est comme ça que vous justifiez vos crimes ? Vous décimez une partie du désordre pour que la nature fleurisse de nouveau ?
- N’oublie pas que la nature n’est pas malveillante, alors parler de crime est hors de propos. Même s’il manque des milliers d’arguments, oui c’est bien mon rôle.
- Qui vous donne ce rôle ?
- Uniquement moi. Comme tu as décidé du tien, le fait de ne plus avoir de rôle. L’Aléatoire ne suffit pas à préserver les différentes formes de vie pour si peu de ressources. Il a besoin de la conscience de Surhommes pour empêcher un déséquilibre irréversible, qu’importe le moyen. Je veux que ce monde perdure pour me sauver, et j’emplois tous mes savoirs pour qu’il en soit ainsi. Précisément comme toi, et malgré le fait que tu me vois comme ton opposé, notre rencontre a pourtant un rôle déterminant dans nos intérêts et celui du monde. Que sais-tu de moi ?
- Né en -666 en Égypte, immortel, omniscient, télékinésiste, vous pouvez posséder et détruire n’importe quel corps, et vous êtes nécromancien.
- Qu’en penses-tu ?
- L’idée que vous puissiez ramener les morts à la vie fait de vous un dieu, ou un diable, ce qui est un costume taillé pour être craint et respecté dans le monde, je n’y vois donc qu’une imposture. Vous ne pouvez pas non plus être omniscient, vous êtes forcément limités. Personne ne peut s’orienter librement dans les Dédales, nos capacités sont restreintes, et l’Aléatoire est inviolable. Pour le reste, c’est beaucoup de pouvoir dans un seul être, mais ce n’est pas impossible.
- Il y a beaucoup d’exactitudes pour un Sceptique. Nous sommes nés dans le même pays et depuis je voyage bien de corps en corps, tuant mes hôtes pour une cause propre et universelle. Ma conscience est donc aussi immortelle que la tienne, mais la mienne perdure intentionnellement alors que la tienne aléatoirement. Je ne suis pas omniscient, seulement télépathe avec un accès à toutes les pensées de -666 jusqu’à environ 333 ans dans le futur.
- C’est bien trop d’informations pour une conscience et sa mémoire. La prescience est une capacité quasiment inconnue et inexploitable, elle est brumeuse et ne dessine aucun contour.
- Ta prophétie est imprécise ?
- Je pense qu’elle est le résultat de milliers d’évènements, un prescient a dû relier les trajectoires pour donner forme à mon achèvement.
- Une apothéose selon bon nombre d’Errants. J’ai une Triquetra de contraintes pour ma télépathie : je ne peux rien voir avant ma naissance et rien de trop loin dans le futur, aucune Arcade ne peut me mener aux pensées d’un Errant, et je ne vois qu’un tiers des informations. Toutes les Arcades sont altérées pour ma conscience, j’en n’entends que des bribes et je ne vois que des interruptions, ce qui donne une authenticité d’environ 33,33% pour une information. Tout le reste, je le tricote avec mon imagination et ma déduction.
- Voilà donc les limites. Vous ne pouvez pas posséder un Errant ?
- Ils sont intouchables pour mes capacités. Je peux toujours contrôler un corps qui peut les toucher, mais leur conscience est inaccessible. Nous y reviendrons. Tu penses que les Arcades sont dressées anarchiquement, mais ce n’est pas tout à fait vrai : elles sont regroupées suivant leur temporalité. L’Arcade au centre des Dédales mène à la première seconde du Big-bang, les secondes suivantes ont eu leur Arcade autour de la première, et ceci de manière exponentielle jusqu’à maintenant. Mais ça ne s’arrête pas là ; aux extrémités des Dédales, il y a des milliards d’Arcades incomplètes pour tout ce qui est en train de se construire ; des accidents, des œuvres, des maladies, une goutte d’eau prête à tomber, des idées, je peux même envoyer ma conscience dans les pensées de toute la lignée d’un fœtus.
- Dans tout ce que vous me dites, et dans votre manière de chercher des réponses, vous vous trompez à hauteur de 66,66%, je ne vais pas tomber des nues en entendant que les Dédales puissent avoir un centre et des bords en construction. Mais je veux bien croire votre limitation pour les Errants, sinon nous ne serions pas là à parlementer.
- Ce qui est curieux lorsqu’on parle avec un Nihiliste, c’est que l’on ignore si au moins l’un des deux interlocuteurs existe.
- Comment me connaissez-vous sans le savoir des Errants ?
Dans la boule de cristal apparaissait de nombreux visages de mes familles, proches ou simples rencontres des deux derniers millénaires. Je me voyais même attaché à l’hôpital avec Zéloïne.
- Grâce à eux j’ai pu t’observer minutieusement. Tu n’es pas un enfant très obéissant. Par contre, il parait que tu obéissais bien aux besoins charnels d’une jeune fille de 15 ans.
Xsaahl souriait toujours, ses mains dansaient et se reposaient en même temps que ces lèvres. Des athées défilaient entre nous, et je n’avais pas répondu à la provocation.
- Que fait-on là ?
- Tu as besoin de ma prescience pour accomplir ta prophétie et savoir si elle se réalisera. J’ai besoin de toi pour connaitre les Origines afin de mieux comprendre la trajectoire de notre espèce, trouver une solution pour la sauver de la pandémie et empêcher la naissance de Mirage.
- Cela fait deux services contre trois.
- Tu as une dette envers moi, car nous vivons notre troisième rencontre.
Xsaahl pointa alors son index sur moi, puis son majeur sur lui, et il croisa ensuite ses deux doigts sans jamais cesser de me regarder. Je m’en souvenais brutalement ; l’enfant dans la rue animée du Caire, à la naissance du Bouddhisme, de la philosophie et de l’empire Perse. Je me voyais à travers lui dans la boule de cristal. Puis l’image s’effaça pour en former une toute autre, un bucher avec deux enfants attachés dessus.
- Je t’ai sauvé du feu en prenant le contrôle du fanatique. L’immolation aurait usé considérément ta résistance psychique, donc je te propose une Triquetra contre une autre.
- Si vous voyez dans le futur, même imparfaitement, pourquoi ne pas détruire l’origine de la pandémie et celle de Mirage ?
- De ce que je crois savoir, l’origine de la pandémie naitra d’un battement d’ailes d’un papillon. Mais j’ignore lequel, sa localisation et sa temporalité. La pandémie naitra donc malgré moi et il y aura des milliards de morts. Les deux créateurs de Mirage seront des Errants entourés d’autres Errants, j’ai donc peu d’informations. Si leurs savoirs étaient dirigés sur la survie sur Terre plutôt que la fuite dans l’espace, l’Humanité serait très réduite mais sauvegardée, dont évidemment ma conscience.
- Certains Errants connaissent déjà la menace, que puis-je faire de plus ?
- Transmettre mes informations à tous les autres, trouver dès maintenant un moyen de préserver les futurs survivants, identifier et annihiler toutes les origines directes de Mirage. Tu disposes d’une certaine voix dans toutes les communautés clandestines des Errants, et tu rencontreras intimement la grand-mère d’une créatrice de Mirage.
- Vous voulez que je tue une proche innocente pour sauver l’Humanité ?
- Tu ne le pourras pas, par manque de volonté et à cause du fait que tu auras besoin d’elle. Mais tu pourras l’avertir du futur qu’elle peut causer, et demander à d’autres d’intervenir au bon moment quand tu ne seras plus là. Supprimer les grands-parents n’est pas la solution idéale, Mirage peut très bien naitre dans une trajectoire qui n’existait pas avant d’agir. Comme je le disais, tout l’art est de trouver l’opportunité et de pouvoir la manipuler dans le chemin tracé par la prescience.
A travers le cristal, je voyais des cadavres entassés dans les hôpitaux, les lieux de cultes, et des milliers d’autres flottaient dans des villes inondées par la montée des eaux. Les grandes cités loin des rivages étaient ensablées, les rues n’étaient peuplées que de corps asséchés et d’immenses dunes semblaient vouloir rejoindre les plus hauts toits. Le sel et le sable craquelaient toutes les surfaces artificielles, libres de revenir à la Terre au son de mille rafales.
- Sauver le monde que je veux quitter ne m’intéresse toujours pas, ces images ne me concernent en rien. Malgré tout je vais vous aider, guidé et entravé par le même motif égoïste que vous. Vous répondrez à mes questions et je répondrai aux vôtres, ensuite nous réfléchirons sur la sauvegarde de notre espèce, portés par la probable illusion que nous avons le contrôle. J’ai déjà raconté mon histoire en détails avant votre naissance, cela avait prit deux ans.
- Mes questions seront précises, mes réponses le seront moins, mais il existe une solution à mes altérations, nous y reviendrons. J’ai une bouteille qui se remplit d’elle-même de l’eau du Nil, fabrication Errante, donc je te propose qu’on arrête juste avant de mourir de faim.
Je cherchais les questions dans l’horizon pendant que Xsaahl posait son artefact entre nous.
- Allons-y. Dois-je connaitre mon prophète ? Pourquoi ma volonté ne suffit pas à m’éteindre ? Ai-je un rôle dans les Dédales ou je ne suis qu’un voyageur sans repos ? Mes deux suicides sont-ils pris en compte malgré la connaissance que je n’allais pas être vraiment détruit ? S’il y a un Eternel Retour et si j’y échappe, comment l’histoire pourrait se répéter avec les trous à la place de mes dizaines de milliers de corps ? Ou trouver trois forgerons Errants capables de créer une telle lame ? L’Humain revient de la Lune, comment m’emparer de ses prélèvements ? La lame doit être tenue par trois êtres aimants et aimés, puis-je véritablement aimer malgré le devoir de le faire ? Pour respecter le bon déroulement de la prophétie et aligner la temporalité, quel est l’ordre des évènements à accomplir et quand ? Que savez-vous de mes trois dernières existences ? Lors de mon ultime existence je serai sans doute dans le Nirvana, comment la lame pourrait pénétrer ma conscience tout en étant vidée de désir ? Comment réunir trois aimants et que paradoxalement leur donner la possibilité de m’annihiler ? Avec toutes vos réponses altérées, comment ne pas commettre d’erreur ? Enfin, qui ou quoi validera le bon accomplissement de la prophétie, et est-ce qu’il existe une preuve que jamais plus je ne m’éveillerai ?
Le rictus de Xsaahl s’agrandissait pendant mes questions, pourtant des images devaient défiler par milliers, de partout et de tout temps derrière ses lunettes. L’étendue de ses capacités était inimaginable. Quand j’eu terminé, il but une gorgée du Nil, et parla sans interruption pendant trois jours. La boule de cristal diffusait quelques images limpides, mais les milliers d’autres étaient nébuleuses, comme des échos lointains de sa voix et du mouvement de ses mains. Je faisais de mon mieux pour rester concentrer et mémoriser. Grâce au cristal, de nombreuses images s’imbriquaient avec la voix de Xsaahl dans ma mémoire. Quand il avait terminé j’étais exténué. Nous avions bu, fumé un psychotrope d’Inde à la pipe pour regagner de l’attention et de l’énergie, puis il m’avait questionné sur toute la période que j’avais vécu avant lui, soit 99% de mon existence. Cela avait duré 15 jours, nous avions perdu beaucoup de poids et nos corps mourraient. Je n’avais pas envie de dormir mais chaque partie de moi agonisait du manque de sommeil. J’avais eu quelques moments d’inconscience, mais Xsaahl claquait des doigts toujours au bon moment. Air, Nil, drogue. Unique composition pour résister, avec également l’impression de traverser une autre forme de désert. Nous nous étions enfin mis d’accord sur des mesures pour éviter l’extinction et Mirage, soit trois jours supplémentaires, ce qui donnait au total une conversation ayant durée trois semaines.
- Désires-tu voir les Dédales Métaphysiques avant qu’on se sépare ?
- Non, j’ai juste besoin d’aller me reposer.
- N’est ce pas ironique que l’amour puisse te sauver alors que tu le rejettes ?
- Il est propice à la création et à la destruction.
Je m’étais penché lentement pour remettre mon sac sur mes épaules et la plainte de mes muscles en me relevant était proche d’un hurlement. Le monde tournait, mais entre les vertiges je voyais Xsaahl qui pointait un revolver sur moi.
- Normalement je peux figer un cœur avec une simple pensée, mais évidemment pour toi c’est différent, je vais devoir me servir de ce vulgaire outil pour percer ta tête. Tu ne souffriras pas et tu vas pouvoir te reposer pendant quelques mois. Tu connais ta prochaine existence, il va falloir être fort, jamais tu n’iras aussi loin physiquement et intellectuellement. Pour une fois, sois prudent et précis pour aligner tes renaissances dans le chemin de la prescience. Plus que trois corps avant l’anéantissement de ta conscience, cette imminence est désormais une ressource inépuisable contre le tumulte de tes troubles et toute la violence à venir. Je vais m’exiler un temps, la Peste, la grippe et les deux guerres ont réduit considérablement l’Entropie, mais je reprendrai mon rôle au prochain millénaire, dans cette époque de pillages, d’excès et d’égotisme. Tu reviendras au même moment, nous pourrons ainsi défendre cette Terre ensemble, mais nous ne nous reverrons pas. Adieu Khamsin le Surhomme !
J’eu à peine eu le temps d’entendre le coup de feu que le voile noir de l’inconscience m’enveloppa.»