« Pluie de feu »
 
 
A la vue de ces diables bridés aux tuniques flamboyantes agrémentées de broderies d’or, Kolya se demandait s’il n’en venait pas à avoir des hallucinations après deux semaines de séjour forcé dans cet enfer où ses compagnons et lui avaient combattu un puissant incendie qui ravageait la taïga d’Irkoutsk. La chaleur humide de ce début d’août où le thermomètre affichait des records de température dans ce désert boisé lui montait à la tête.
 
Les énergumènes s’emparèrent de leurs arcs et décochèrent des flèches qui dessinèrent un cercle de flammes autour de Kolya. L’homme fut happé par des émanations piquantes qui lui brulèrent les narines en s’y infiltrant et il sombra dans l’inconscience.
 
En ce début de soirée du mois d’août 1378, la fête battait son plein au Kremlin, dans la forteresse du prince Dimitri Ier de Moscou. La princesse Eudoxie avait accouché d’un troisième fils, assurant ainsi la descendance du grand prince. Le commandant Kolya Tikhonovitch Rozlov, chef de l’armée du prince était assis à la table principale du banquet. Son attention fut attirée par Fédor Kalutckii, son premier lieutenant qui lui faisait des signes de la main. Il se leva de table et s’en alla vers lui.
 
« Ils sont là » lui murmura Fédor.
 
Les deux hommes sortirent de la salle d’apparat pour rejoindre les remparts de la forteresse.
 
Kolya n’était pas étonné. Il s’attendait à cette visite. Les cavaliers de la Horde d’Or venaient réclamer leur dû. Batu, petit-fils de l’empereur mongol Gengis Khan avec l’aide de sa puissante armée de la Horde d’Or avait conquis différents territoires russes. Le khan leur sommait allégeance et les territoires conquis devaient un tribut au khan conquérant afin de pouvoir vivre sans être inquiétés. Dimitri Ier avait fait de Moscou la plus puissante des principautés russes et ne comptait pas courber l’échine.
 
Arrivés sur les remparts, une vision dantesque s’offrit aux yeux de Kolya et de son lieutenant. La forteresse du Kremlin était entourée de flammes. A l’horizon, ils pouvaient apercevoir les diables aux tuniques brodées d’or, campés sur leurs montures. Les fils d’or se mêlaient aux rayons du soleil couchant, dardant comme des étincelles qui se fondaient aux flammes environnantes. La chaleur qui était vivace en ce mois estival achevait de propager une ambiance d’Apocalypse. Le Kremlin était cerné. Un défi s’imposait à Kolya : celui de sauver la famille princière ainsi que tous les habitants de la forteresse. Dans un premier temps, il fallait éviter que la panique ne s’installe. Le temps était compté avant que l’incendie gagne du terrain et transforme la forteresse en brasier.
 
Kolya et son lieutenant s’empressèrent de regagner l’intérieur de la forteresse afin de prévenir le prince Dimitri. Ce dernier lancerait le plan d’attaque. Tandis que Kolya rentrait dans la salle d’apparat, un petit feu follet blond comme les blés s’élança vers lui. Il s’agissait d’Anton, son fils aîné de 7 ans.
 
« Que fais-tu là ?» dit Kolya « Tu devrais être couché à cette heure !»
 
« Père ! » s’exclama le jeune enfant « Le baptême de l’eau approche !»
 
« File rejoindre ta mère ! » lui répondit Kolya sans s’étonner de l’étrangeté des paroles de l’enfant.
 
L’enfant était coutumier de rêves prémonitoires. Il tenait ce ‘pouvoir intuitif’ de la mère de Kolya, Helga, une noble viking du royaume de Norvège et descendante d’une lignée de chamanes. Kolya se souvint subitement qu’il y avait une semaine, l’enfant avait rêvé de « pluie de feu ». Il ne manquait jamais de raconter ses rêves à son père. Kolya eut subitement très froid malgré la chaleur ambiante.
 
Le Prince Dimitri en excellent stratège qu’il était donna ses ordres à Kolya. Tandis que la fête se poursuivrait, Kolya chargerait ses hommes de remplir des catapultes de seaux d’eau afin de tenter d’assainir les flammes qui entouraient la forteresse. Personne ne devait s’aventurer hors de ses murs pour le moment. Les soldats de Kolya devaient se préparer à attaquer les cavaliers de la Horde d’Or dès qu’ils pourraient se frayer un chemin parmi les flammes.
 
Kolya rassembla ses hommes et ils exécutèrent les ordres du prince. Malgré les catapultes d’eau, les flammes gagnaient du terrain et au loin, les diables de la Horde d’Or assistaient imperturbables au spectacle du feu qui s’avançait comme un serpent maléfique.
 
Kolya, la mort dans l’âme allait devoir prévenir le prince Dimitri que la situation s’enlisait. Soudain une petite main s’agrippa à la sienne. C’était son fils Anton. Il n’eût même pas le temps de s’étonner de la présence de l’enfant à ses côtés sur les hauteurs de la forteresse tandis que des pluies torrentielles s’abattaient sur eux. Il se pencha pour prendre le petit garçon dans ses bras afin de le mettre à l’abri contre ses épaules protectrices.
 
Le ciel se déchaîna durant deux heures d’affilée, déversant des trombes d’eau. Les éclairs zigzaguèrent dans la voute céleste et le tonnerre rugit. Dans la forteresse, la fête continuait. Le grondement du tonnerre était de bon augure pour saluer la naissance princière. Il signifiait qu’un grand prince guerrier était venu au monde. Les cavaliers de Batu décampèrent.
 
A la fin du mois d’août 1378, l’armée du Prince Dimitri Ier de Moscou conduite par le commandant Kolya Tikhonovitch Rozlov décima la Horde d’Or sur les rives de la rivière Voja. Le prince Dimitri Ier étendit sa puissance sur la Russie. Kolya Tikhonovitch Rozlov devint comte. Il gagna bien d’autres batailles aux côtés du prince Dimitri.
 
« Ils sont là ! »
 
Kolya assommé par la chaleur s’était endormi dans sa tente et un de ses compagnons, Sergueï, le secouait.
 
« Réveille-toi, Kolya ! On va enfin pouvoir se tirer d’ici ! »
 
Emergeant des bras cotonneux de Morphée, Kolya entendit le ronronnement rassurant de l’Antonev. Il laissa sans regrets ses rêves de gloire à Morphée pour courir hors de la tente surchauffée afin de rejoindre le messie volant. Un éclair déchira le ciel. Kolya se dit que dès qu’il serait de retour à Irkoutsk, il demanderait à sa douce Helga, sa fiancée du pays des aurores boréales de l’épouser. Ils appelleraient leur premier fils Anton.