Requiem : Tu fui, Ego eris…
Le tumulte de la vie peut être assourdissant.
Cacophonie de couleurs, de lumières... Concerto de sensations, de sentiments…
Les éléments se mêlent, s’entrechoquent.
Le soleil, le vent, le doute… puissants, invincibles, te déplacent selon le courant. N’aie pas peur.
Comme une chanson qu'il écrit avec malice et tendresse, par petites touches, l’Univers peaufine son plan.
Oui, laisse-toi porter par le tempo, par les notes de la vie.
N’aie pas peur. Tout ira bien, cher enfant.
Tu fui, Ego eris… J’étais ce que tu es, tu seras ce que je suis…
**
Lundi.
Le requiem commençait toujours de la même façon. Un réveil de bon matin, un bol de céréales déjà sur la table. Il n'avait qu’à se laisser bercer. Il s’installa, guilleret, à sa place, observa les premiers rayons scintiller. Ses petits doigts se pincèrent sur l’anse de sa tasse préférée. Il regarda autour de lui. Le jaune vif de la porcelaine, le rouge intense de la cafetière, lui donnaient envie de sortir les feutres de son cartable.
Il aimait dessiner.
Déjà le rire des enfants s'élevait au loin. Il engloutit sa portion, pressé de les rejoindre, mais fut stoppé par une lourde poigne.
« Attention, nous t’avons observé. Il te faut lutter. C’est dangereux ce que tu fais », entonna une voix.
« L’Univers est bon, si tu respectes les règles », compléta une deuxième. « Tu fui, Ego eris. »
Il fronçait toujours les sourcils devant cette phrase. Mais, comme à chaque fois, il haussa les épaules, puis laissa le chant familial l’envelopper d’une douce sécurité.
— Je vais tout bien faire. L'Univers sera content.
Mardi.
Le bus s’emballait, rempli des mêmes passagers. La symphonie des visages défilait à chaque arrêt. Il profitait des humeurs, des habitudes de chacun. Seul dans son coin, il s’amusait de cette petite dame écrasée par son voisin d’à côté, agrippé à un lourd bagage, de ce couple se bécotant dans un accord mélodieux. Au travers de la vitre, un monde polychrome fourmillait.
Souvent, il s’inventait des histoires d’ailleurs.
Ce moment n’était que gaieté, avant de faire face aux railleries des autres au lycée. Son front se plissa de stupeur. Il baissa la tête, sentit le rouge lui monter aux joues, devant le regard charmeur d'un autre adolescent. Des mois qu’il l’évitait. Sa main pianota autour de son sac à dos. Il resta figé jusqu’à son arrêt.
— Non. Ce n’est pas autorisé.
Mercredi.
La matinée s’alourdissait sous les ordres de son supérieur, chef d’orchestre trop pressé d’une grosse société. La mélodie des tâches filait à un rythme endiablé. Il s’appliquait, acceptait les petites contrariétés, les fausses notes, les accros. Ce stage était une fusion pétillante de toutes ses années d’études. Il repoussait les pauses, les bavardages à la machine à café.
Le travail devait être fait.
Il connaissait depuis longtemps ses obligations, suivait le contrat tacite. Il profiterait des discussions débridées, du chahut sous l’immense ciel bleu, quand il serait embauché. Il jeta un dernier coup d'œil vers, il l’espérait, ses futurs confrères souriants, puis se concentra sur ce qu’on attendait de lui.
— Bientôt, je pourrai les accompagner.
Jeudi.
La cafétéria offrait une gamme de mets succulents. Il contempla le menu coloré, pour choisir une nouvelle fois, le refrain chantant et réconfortant d’un repas identique. Il observa à gauche, à droite. Aucune place libre auprès de ses collègues. Il posa son plateau sur la table bancale à côté de la fontaine à eau. D’ici, il pouvait observer tout ce qui se passait.
Voir arriver le petit brun de la comptabilité.
Depuis des mois, il l’admirait de loin, avant de se rappeler les règles dictées. Jusque là, il avait tout respecté. Il ne devait pas paniquer. Le destin ne l’avait pas oublié, il en était persuadé. Il soupira, attaqua son entrée, tandis qu’il se souvenait des mots fredonnés durant son enfance. Tu fui…
— La normalité, c’est la sécurité.
Vendredi.
La valse des dossiers reprit de plus belle. Dans son grand bureau, il sermonna son assistant, s’affaira de longues heures pour rattraper les boulettes de ce stagiaire, fraîchement arrivé. Les rayons orangés tremblaient au milieu des stores jaunis. Il leva les yeux. La semaine touchait-elle déjà à sa fin ? Il tourna la tête. Les bureaux se vidaient les uns après les autres. La litanie des « au-revoir » résonnait à ses oreilles. Il entendit les invitations fuser de toutes parts, mais n’en reçut aucune.
Inconvénient d’être le grand patron.
Il replongea sur son écran, jusqu’à ce qu’une enveloppe atterrisse, dans une belle mélopée devant lui. Il serra les poings. Le moment tant attendu était arrivé. L’Univers avait enfin trouvé la personne qui partagerait son éternité.
Son cœur tambourina dans sa poitrine. La sérénade sous ses yeux le fit vaciller. L’adolescent du bus l’avait retrouvé. Les mots d’une vie heureuse naissaient sur le papier. Le jeune, devenu adulte, profitait de chaque instant, de chaque minute, comblé d’être qui il était. Contrairement à lui, il n’avait pas lutté et pourtant l’Univers l’avait gâté. Déstabilisé, il referma le courrier.
— Se pourrait-il que ?
Samedi.
Le soleil disparaissait au loin. Sa peur, elle, montait crescendo. Paniqué, il fonça dans la rue. Elle était pleine à craquer. Des bras, des jambes. Des milliers de sourires, de paysages, d’aventures à n’en plus finir, vibraient autour de lui. Son cœur se tordit dans sa poitrine.
L’Univers ne pouvait pas lui faire ça.
Il entendit son enfant intérieur lui marmonner : on a pourtant tout bien fait. Impossible. Les rides sur ses mains, sur son front, criaient l’insoutenable réalité : le temps avait filé. Il était passé à côté de tant de choses, d'opportunités.
Ses phalanges grippées se refermèrent sur sa sacoche délavée, contenant les derniers effets de son bureau débarrassé. Sa respiration s’emballa. Des frissons secouèrent son être. Il prit sur lui, avança vers un groupe qui s’évapora aussitôt.
Il courut, s’accrocha à des doigts. Impossible de s’y arrimer. Bousculé par la complainte de la foule plus vivante que lui, il se débattit, lutta au milieu de cette cacophonie humaine à la recherche d’une explication.
— Je… Je… n’y arrive pas. Pourquoi ? Pourquoi ?
Dimanche.
Les étoiles scintillaient au-dessus de sa tête. Exténué, il s’arrêta. Il se rendit compte que la musicalité des choses s’étiolaient, les couleurs n’étaient plus aussi vives, aussi nettes. Son dos fatigué se courbait de douleurs. La vie quittait son pauvre corps. Il avait attendu, des décennies, que l’Univers le guide vers le droit chemin. Sauf que le monde avait tourné sans lui. Piano, piano, la musique touchait à sa fin. Comme depuis toujours, il était seul, plongé dans une grande pièce vide qui lui renvoyait l’écho de sa solitude.
Il comprit enfin pourquoi personne n’était venu.
Toutes ses années, il avait refoulé qui il était. Il aurait pu aimer, être aimé.
“Tu fui, Ego eris.” Aux voix qui avaient bercé son enfance, il accorda une pensée : il n’y avait rien de dangereux, rien d’interdit. Il n’y avait que la vie. Ma vie.
L’air s’infiltra difficilement dans ses poumons. Il ouvrit ses lèvres fines, pour une dernière litanie, un dernier requiem.
— J’aurais dû me battre. Personne n’est venu… J’ai été qui ils voulaient. Seras-tu ce que je suis ?