14:00 Enfin tranquille: j’attends ce moment depuis ce matin. Mon plateau repas est prêt, le DVD dans le lecteur, l’épisode 23 de la saison 1 de 24 heures chrono m’attend. Ah cette série, je suis accro ! Et c’est parti pour finir la saison… 
Eh merde, quelqu’un sonne à la porte…. Je vais l’expédier vite fait celui-là.
J’ouvre la porte. Personne. Une lettre est posée sur le palier. Étrange, pourquoi ne pas me l’avoir remise en main propre ? Je l’ouvre :
« J’ai votre fille. Vous avé jusqu’à minuit pour me doner 100 000 euros. Si vous apelé la police, je la tue. Si vous ne me doné pas le fric, elle crève aussi. Vous avé dix heures. Pour un farmacien comme vous, rien de plus facile, cet argen ne vous manquera mème pas. A minuit, soyé chez vous, je vous apeleré pour vous doné les instructions ».
- Qu’est-ce que c’est que cette connerie, me faire stopper 24h chrono pour ça, quelle blague à la con !
100 000 euros, ce n’est pas énorme comme somme. Ca ne peut pas mériter un meurtre. Ils bluffent forcément ! En plus, avec cette orthographe, ça doit être des ados ou des jeunes paumés clients de mon officine, cela ne peut être sérieux. Je retourne devant ma TV, d’abord préoccupé, puis de nouveau totalement absorbé par l’épisode.
15:00 Bip bip. Je reçois un MMS reçu d’un numéro inconnu : « Avé-vous commencé à rassemblé l’argent ? A minuit, je vous doneré sur quel compte faire le virement», accompagné d’une photo de ma fille de 14 ans bâillonnée, attachée à une chaise, le regard terrorisé.
- OH PUTAIN, CE N’EST PAS POSSIBLE ! CHLOÉ ! NOOONNNN !

Mon cœur bat la chamade, il cogne violemment contre ma poitrine comme s’il voulait s'en arracher. Mes mains deviennent moites, je transpire d’un coup comme si la climatisation soufflait du chaud. Je suffoque. La détresse dans les yeux de ma fille m’est insupportable. Je n’arrive plus à penser, mon esprit en surchauffe, uniquement en proie à la panique. 
Je m’assois, je respire lentement, je me force à visualiser le trajet de l’air qui entre dans mes poumons puis en sort. J’inspire… J’expire… J’inspire… J’expire... Pendant un temps qui me parait interminable. Une fois mes esprits à peu près retrouvés, je réfléchis. D’abord appeler le collège pour vérifier la présence de ma fille. J’apprends que son prof de sport s’est déclaré malade juste avant son cours. Elle a donc fini à 14 heures. Elle devrait donc déjà être là, son établissement étant à dix minutes à pied. Je m’y rends immédiatement, tente en vain d’obtenir des informations. Je rentre à la maison, appelle sa meilleure amie, j’attaque direct :
- Jade, c’est Lucas, le père de Chloé, sais-tu où elle se trouve ?
-Heuuu, chez elle, enfin chez vous. Nous sommes sorties à 14 heures finalement, nous nous sommes séparées au coin de votre rue, comme d’habitude.
- OK, si jamais tu as des nouvelles d’elle, tu m’appelles de suite, tu as compris ?
- Oui, bredouille-t-elle, mais vous me faites peur là, il est arrivé quelque chose ?
- Je ne sais pas, faut que je te laisse, appelle-moi si tu as des nouvelles, c’est tout ce que je te demande.

Je raccroche. Pas le temps pour des politesses. Elle a bien disparue. Mon bébé. Ma vie. Je sors une photo de Chloé de mon portefeuille. Avec mes doigts, je suis avec le contour de son joli visage pour me donner du courage. J’ai attendu 42 ans pour connaître la joie de la paternité. Nous avons vécu le calvaire de nombreux couples qui n’arrivent pas à procréer naturellement. Au bout de 10 ans de tentatives infructueuses, notre vie sexuelle ne rimait plus avec plaisir mais avec optimisation de la période d’ovulation. Nous naviguions de médecins en médecins, et passions de désillusions en désillusions. Nous avions entamé des démarches pour l’adoption, mais en France, c’est un long et douloureux parcours du combattant. Et puis le miracle est arrivé. Elle a pointé son nez alors que nous n’avions plus d’espoir. Le plus beau des cadeaux. Ses dix premières années, nous avons vécu un rêve éveillé. Mais c’était trop beau, le malheur a fini par nous rattraper. D’abord par le biais d’un accident de voiture. Un chauffard ivre nous a percutés côté passager où était assise ma femme, Gaëlle. Elle est morte sur le coup. Ironie du sort, le responsable de l’accident n’a pas été blessé. Moi non plus d’ailleurs, ou si peu…Puis maintenant, l’enlèvement de Chloé !
Je reviens à l’instant présent en regardant de nouveau mon téléphone. Dur retour à la réalité. Comment trouver 100 000 euros ? C’est beaucoup et peu à la fois. Qui pourrait m’aider ? Mon frère a investi toutes ses économies l’an dernier pour monter sa boite, il ne doit donc pas rouler sur l’or. Mon père est mort, il ne reste que ma mère qui ne possède plus grand chose. Appeler la police ? Je ne peux pas, ils ont dit qu’ils allaient la tuer. Maintenant, je les crois, je ne vais pas faire deux fois la même erreur.
En disposant de temps, je pourrais vendre l’appartement de Toulouse ou même notre maison de Muret et disposer de bien plus. Mais en dix heures, enfin plus que neuf maintenant, c’est impossible. Si je pouvais tout cumuler - assurance vie, livret A, et surtout mes actions en bourse – là aussi la somme serait simple à obtenir, mais de nouveau, je me heurte à la contrainte temporelle ! Il faut que je voie immédiatement mon banquier, je l’appelle et obtiens, non sans mal, un rendez-vous à 17:00. D’ici là, que faire ? Je peux vendre les objets de valeur comme les bijoux. Une fois de plus, le temps imparti m’empêche d’en tirer un maximum. Je mets la maison sans dessus dessous pour trouver, en un minimum de temps, un maximum d’objets pouvant être gagés. Je fonce « chez ma tante »*.
16:00 J’implore- en insistant sur le caractère vital de ma démarche – et obtiens un rendez-vous avec le commissaire-priseur pour évaluer le montant de mes biens. En échange d’objets assez hétéroclites comme une montre, des bijoux de ma grand-mère, de l’argenterie, un vase Gallé, j’obtiens 3000 euros en espèces, montant maximum de l’établissement pour du liquide. En rentrant, je m’arrête dans ma pharmacie, je dis que je dois vérifier quelque chose dans la caisse et emprunte 2 000 euros. Je vois bien qu’ils trouvent mon attitude louche. Quand ils se rendront compte de mon vol, je serai déjà loin. Plus tard les explications…
17:00 J’ai 5 000 euros. 1000 euros de plus en comptant ma réserve de liquide de la maison.
Je harcèle mon banquier pour virer tout ce qui est possible de mes comptes épargne vers mon compte courant. Il essaie de m'en dissuader, m’explique qu’il y a surement une autre solution, qu’il peut m’aider si j’ai des problèmes. Je coupe court à toute discussion ou négociation, elles ne mèneraient à rien, à part me faire perdre un temps précieux. 10 000 euros du compte épargne de Chloé : je sais, piquer de l’argent à sa fille sans son accord, c’est moche, mais c’est pour son bien. J’ai accès aux comptes de ma mère : cela fait 14 000 euros de plus. En tout, je vire 57 000 euros sur mon compte.

18:00 J’ai 63 000 euros.
Depuis quelques semaines, je regarde pour changer ma voiture principale, je sais que ma BMW vaut 22 000 euros à l’argus. Il faut que je la vende. Je me rends dans un garage un peu miteux à la réputation sulfureuse, qui fait aussi casse automobile. Le gars comprend de suite que je suis aux abois, alors évidemment il m’arnaque dans les grandes largeurs. 10 000 euros, non négociable, en liquide. Il a compris que je n’ai pas le choix. Obtenir plus mais dans plusieurs jours ne me sert à rien. Alors je cède. Il consent, avec beaucoup d’animosité, à me ramener chez moi.  

19:00 J’ai 73 000 euros. Bip bip. Merde, c'est mon frère qui m'appelle !  
Je devais l'appeler pour tenter d'obtenir son aide mais il me précède et me prend de court. Avec lui, obtenir de l’argent va être compliqué. Je ne sais quelle stratégie adopter. Si je dis la vérité, il risque de refuser et de m’obliger à appeler la police, voire même de l’appeler lui-même. Si je lui mens, comment arriver à être crédible ? Que puis-je inventer pour justifier un besoin immédiat de cache ? Je ne vois pas et n’ai surtout pas le temps d’élaborer une histoire plausible. Je me lance :
- Salut Marc.
- Salut Lucas, comment allez-vous ?
- Marc, je suis dans la merde jusqu’au cou et j’ai besoin de toi. Des gens me réclament du fric, beaucoup de fric, il faut que tu m’aides à récolter l’argent.
- Houla, pas si vite, dans quelle galère tu t’es encore fourré ? Ne me dis pas que tu as recommencé à jouer ?
- Non, tu n’y es pas du tout. Je ne peux pas t’expliquer. Écoute, c’est une question de vie ou de mort.
- Tu me fais flipper, là ! Qui risque de mourir ? Toi ? Chloé ?
- Es-tu capable de me faire confiance, une fois dans ta vie, sans poser de questions, juste me faire le plus gros virement possible ? Je te rendrai le double une fois cette histoire finie, je te le promets. 
- Si on te fait chanter, t’as pas le choix, faut appeler les flics !
- Je ne peux pas, Marc ! Je t’en supplie, aide-moi, dis-je sur un ton implorant, désespéré même.
- Bon ok, mais j’espère que je ne fais pas la plus grosse connerie de ma vie. J’allume le pc et me connecte sur ma banque, ne raccroche pas.
De longues minutes de silence passent sans qu’aucun de nous n’ait envie de parler.
- Si je cumule mon compte personnel et celui de ma boite, je peux te filer 9 000 euros, as-tu besoin d’autant ?
- Oui, et bien plus encore. Es-tu sûr que tu n’as pas un autre compte que tu pourrais temporairement vider ? 
- Ah non, là je suis au max, désolé. Ne déconne pas, le fric de l’entreprise, il faudra très vite me le rendre. Si tu as besoin de plus, on pourra regarder demain pour faire un prêt. 
- Demain, il sera trop tard. Fais-moi un virement immédiat des 9000, s’il te plait, je te revaudrais ça mon frère.
Je raccroche pour couper court à la discussion. Je tente d’appeler plusieurs copains mais me heurte à une série d’échecs : leur absence ou leur refus.

20:00 : J’ai 82 000 euros.
Et maintenant ? Où vais-je trouver 18 000 euros ? La somme est importante à gagner en si peu de temps de manière honnête mais assez modeste pour un dealer ou autre mafieux. Comme me l’a rappelé mon frère, il fut un temps où je fréquentais assidûment des lieux me permettant de côtoyer des gens peu recommandables. Ils consentiront probablement à me prêter de l’argent, avec un taux d’intérêt faisant pâlir de jalousie n’importe quel banquier, mais peu importe. Il n’y a que ma fille qui compte. Je n’ai pas sauvé ma femme alors quoi qu’il en coûte, je dois sauver ma fille. Je prends ma vieille twingo et quarante-cinq minutes de voiture plus tard, me voilà à destination. 

21 :00 Bip bip. Encore un nouvel SMS ? Non pas cette fois. Je ne comprends pas l’origine du bruit, peu importe. Je reste prostré au volant de ma voiture. Je sais que je vais ouvrir la boite de pandore. Je vais vendre mon âme au diable mais je n’ai pas le choix.
Plus jeune, j’accompagnais ma femme passer des week-ends aux thermes de Salies-du-Salat pour soulager ses douleurs articulaires. C’est comme cela que j’ai découvert l’engrenage du jeu. Une dernière partie et je rentre. Ha, là j’ai perdu pas mal d’argent, il faut que je me refasse avant de rentrer. Car je vais forcément me refaire… Dans une heure, j’aurais récupéré ma mise de départ … Et au petit matin, je rentrais penaud sans oser avouer ma perte colossale. Ma femme n’était pas dupe mais ne savait comment m’aider. Nous gagnions bien notre vie, heureusement, cela m'a permis de masquer les sommes astronomiques englouties au fil du temps. Une bonne partie de l’héritage de mon père y est passé. Heureusement, ma femme est tombée enceinte, et j’ai décidé du jour au lendemain qu’il fallait que j’arrête les conneries, immédiatement. Je devais le faire pour le bébé. Et j’ai tenu parole. Jusqu’à aujourd’hui.

Quinze ans plus tard, je pénètre de nouveau dans le casino. Je navigue de table en table à la recherche de vieilles connaissances mais ne reconnais personne. Il est encore tôt, peut-être ne sont-ils pas encore arrivés. D’un autre côté, en quinze ans, leurs habitudes ont pu changer. Rien ne me garantit qu’ils fréquentent encore l’établissement. Si ça se trouve, certains sont déjà morts ! Il me reste moins de trois heures pour trouver 18 000 euros. Deux choix s’offrent à moi : attendre leur hypothétique aide ou tenter le tout pour le tout. J’ai emmené avec moi 6 000 euros. Il me « suffit » de rafler trois fois la mise. Pour un bon joueur de Black Jack comme moi, c’est jouable. Encore faut-il que la chance soit avec moi. Elle doit l’être ! Je dois sauver Chloé, Il le faut !
Alors je fais ce que je me suis juré de ne plus faire il y a quinze ans : je m’installe à une table et je joue… Je joue gros. De plus en plus gros. En fait, je joue la vie de ma fille ! Je commence par perdre puis, de partie en partie, je me refais. Le dieu du Black Jack a décidé de sauver Chloé ce soir. Petit à petit, mon angoisse diminue et je prends même plaisir à ressentir de nouveau l'excitation du jeu et l’euphorie du gain. Je fais les comptes dans ma tête : si j'exclue ma mise de départ, je viens de gagner environ 20 000 euros. Surtout ne pas continuer. M'arrêter maintenant. Je récupère mes gains et sors en trombe de l’établissement.
23 :00 J’ai 102 000 euros. Je dois rentrer au plus vite. Je dois être à minuit à la maison pour recevoir les instructions du transfert de fond. Avec dix minutes d’avance, je franchis le seuil de la maison et m’affale sur le canapé, harassé mais heureux : j’ai réussi. Je ferme les yeux quelques minutes en attendant la suite. 

00:00 Bip bip. Bon sang, mais qu'est ce que c'est que ce bruit qui m'a poursuivi toute l'après-midi ? J’ouvre les yeux, je ne sais pas où je me trouve. Je suis perdu. Désorienté. En fait, le son provient de cette machine. Mais elle sert à quoi ? Est-ce un tensiomètre ? Mais, pourquoi ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Ça pue l’hôpital, j’ai des tuyaux de partout ! C’est quoi cette histoire ?
- Bonjour papa, comment vas-tu aujourd’hui ?
Je me tourne vers la voix mais ce n’est pas ma fille que je vois, c’est ma femme :
- Gaëlle, c’est toi ? tu es revenue … Je suis si heureux, dis-je, les larmes aux yeux.
- Mais non papa, c’est moi, Chloé. Maman est partie depuis longtemps. Calme-toi, tout va bien, on vient de t’opérer. Tu es sous haute dose de morphine donc normal que tu sois un peu shooté. Tu es entre de bonnes mains à l’hôpital. 
C’est impossible ! Cette belle chevelure rousse ondulée, ces taches de rousseur… La ressemblance mère-fille est bluffante. Mais ma fille n’est plus un enfant de quatorze ans, c’est une belle femme épanouie. Comment est-ce possible ? 
- J’étais en train de revivre mon parcours du combattant pour rassembler l’argent de ta rançon. 
- Une sacrée épreuve pour nous deux, tu as fait l’impossible et tu as réussi à leur remettre l’argent demandé. Ils m’ont relâché sans me faire de mal. Mis à part de m’avoir fait vivre la terreur de ma vie. La police n’a jamais trouvé qui était derrière toute cette histoire mais heureusement, ces ordures ne nous ont plus jamais recontactés. Mais c’était il y a longtemps, n’en parlons plus.
- Je suis un peu perdu, on est quel jour ? 
- Dimanche 10 Juillet, papa.
- 10 juillet 2004 déjà, comme le temps file vite, me dis-je à moi-même.
- Non, Papa, 10 Juillet 2022 !
Le choc ! Passé un long moment de sidération, malgré les calmants, une douleur m’irradie tout le haut du corps, en particulier les cervicales et la mâchoire. C’est fulgurant. J’entends l’affolement autour de moi mais je suis en train de partir, loin, très loin dans les ténèbres… Mon cœur s’arrête de battre, je lâche prise… Définitivement. Mais je m’en fiche, j’ai réussi à sauver l’être qui compte le plus au monde pour moi: ma Chloé. Le reste n'a pas la moindre importance...



* chez ma tante : surnom du crédit municipal qui a le monopole du prêt sur gage en France