Je fais danser une douce mélodie dans l’air. Le temps qui va. Le temps qui sommeille. Le temps sans joie. Le temps des merveilles. C’est une belle chanson d’Aznavour. Je la chante avec beaucoup de nostalgie. Mon regard se fiche dans les sillons du creux de ma paume. Un peu l’impression d’avoir du sang sur les mains, pourtant ce n’est que de l’amour. Je repense à ces dernières années et je ferme les yeux.
Il y a peu, on m’a installé dans une maison de retraite en Normandie. Habitué à un climat bien plus clément, j’ai dû apprendre rapidement à supporter mon nouvel environnement. Un environnement froid et virulent. Le froid s’est mis à fissurer un peu plus les crevasses sur la surface de nos bouches, en même temps que le revêtement du papier peint défraichi des murs du couloir. Les lèvres des résidents étaient aussi fines que du papier, et l’on manquait d’en voir tomber par terre une parcelle chaque fois que nous nous embrassions pour nous saluer. Nous étions de belles roses fragiles et nous voulions garder nos pétales pour nos petits-enfants. Dans la maison de retraite, nous échangions des desserts de temps en temps. À notre âge, l’organisme a de plus en plus de mal de digérer certains aliments. Le personnel en était conscient. Ils prenaient garde à ce que nous évitions de faire trop d’écarts. Nous faisions tout de même de notre mieux pour nous faire plaisir de temps en temps.
Au-delà de ces mets, nous nous échangions aussi des regards bien sentis. La seule alternative à cette froideur-là, c’était la perspective que nous offrait le plafond. Planter son regard dans les fissures des murs, pour les colmater avec notre imagination, était bien souvent plus passionnant que d’échanger avec nos autres colocataires.
Le deuxième étage était un étage secret. J’appris son existence dès les premiers jours. Je n’y suis jamais monté. Ce second étage, me dit un employé, était plein à craquer. Des dossiers papier y étaient rangés. Ils s’entassaient si hauts qu’ils menaçaient de faire s’écrouler sur nous les couches de plâtre. Personne ne m’a jamais dit ce qu’il y avait dans ces cartons, ni pourquoi est-ce que personne n’avait le droit d’y jeter un œil.
Ces mois-ci m’ont fait perdre le peu d’enthousiasme que j’avais à l’idée de faire une croix sur mon indépendance.
Fin décembre, nous avons été déplacés dans un nouvel établissement censé être plus conforme aux normes de sécurité. Je peux garantir à quiconque ayant des yeux et assez de neurones pour posséder plus de logique qu’un âne, que c’était totalement faux. Le bâtiment de la nouvelle maison de retraite n’était pas mieux que le précédent. Nous étions simplement trop assommés pour voir les fissures qui décoraient les parois du hall. Des cachetons le matin. Des cachetons le midi. Des cachetons l’après-midi, et des cachetons le soir. Nous étions constamment sous l’influence néfaste de pilules aussi nauséabondes que les couleurs moisies du bâtiment. Nous n’étions que des chiffres sur une feuille de papier pour les employés de l’établissement.
Les traitements que l’on y prenait, on les avalait de travers les jours où l’on n’oubliait pas de nous les donner. La négligence du personnel, c’était sans aucun doute là la plus grande tache sur l’image immaculée que tentait de donner le staff, chaque fois qu’un parent proche mettait le pied dans le taudis délirant dans lequel il avait eu le malheur de placer une mère ou un père. J’utilise le mot délirant parce que l’on ingurgitait bien trop souvent bien plus de pilules que l’on aurait dû, et parce que dans nos verres se trouvait plus de kétamine que dans des remèdes de cheval.
Cette période-là m’a pris ce qu’il restait de ma chaleur humaine.
Mes enfants sont venus me voir récemment durant le mois de janvier. Il faisait extrêmement froid, encore plus que d’habitude. Je peux encore ressentir le vent creuser mes joues un peu plus à chaque bourrasque. Le chauffage ne marchait plus. Nous étions forcés de nous blottir les uns contre les autres. Cela ne nous empêchait pas de grelotter. Lorsque ma fille et mon fils sont arrivés un soir de novembre, la température était si basse que la chaleur de nos respirations masquait la réception de l’extérieur avec de la buée. Mon fils et ma fille nous trouvèrent dans l’aile ouest du bâtiment, celle-là même qui fait face à un bosquet. La nuit, la silhouette des arbres était si sombre que je serais prêt à parier que personne ne dormait avec les volets ouverts. Difficile de ne pas voir des mauvais présages partout lorsque l’on a un âge avancé et un tas de cachetons au fond de l’estomac. Mes enfants se sont insurgés des conditions dans lesquels on se trouvait, pendant que je me demandais combien de pins serait-il nécessaire de couper pour faire mon cercueil. Le bosquet était si noir qu’il suffisait d’y perdre son regard un instant pour ne plus jamais le retrouver. Mes enfants me placèrent dans un troisième établissement après cette visite.
L’année passée m’avait alors enlevé toute joie de vivre.
Cette troisième maison de retraite m’emmena plus près de la mer. Elle n’était pas tellement plus chère que la précédente. Il y avait du sable et le calme plat de l’Atlantique de l’autre côté de la fenêtre, et c’était là une grande différence. Cette vue me rappela le temps des étés et des coups de soleil.
Je me mis alors à penser à mes années dans la marine. Mon dos sculpté faisait ma fierté dès que l’on posait pied à terre. Sur le pont, capitaine et équipage n’étaient pas sur un pied d’égalité. Il donnait des ordres, faisait rouler les bourrasques de vent sur son bras, tandis que nous écoutions, prêt à faire rouler les cordes rêches des voiles dans les paumes de nos mains. Tout cela changeait dès que le navire s’arrêtait quelque part. Sur le vaisseau, nous étions de simples matelots. Dans les bars, nous étions tous des Apollons.
Dans ces établissements, nos alliances glissaient sur nos doigts. Les rencontres qu’on faisait là-bas n’étaient pas belles à voir. L’on tombait amoureux des nuits entières, parfois plus longtemps. Nous repartions ensuite dans la cale à l’odeur de vase du navire comme si de rien n’était, avec des souvenirs pleins la tête. Les femmes que nous avions rencontrées nous suivaient jusque sur les planches du navire. Elles restaient quelque part dans les plus sombres recoins de nos esprits. Dès lors que nos pieds pénétraient dans l’enceinte sacrée de nos pavillons et de nos appartements, elles s’évaporaient avec la même facilité avec laquelle on faisait disparaître la fumée de nos cigares quand le capitaine descendait dans la cale.
J’ai longtemps cru que c’était ça d’être un homme : vivre pleinement et sans limites le temps des étés et des autobronzants sur la peau. J’avais tort. J’ignore si c’était l’océan, ou les Beatles qui criaient dans nos oreilles pendant que nous blanchissions nos mains en lavant le linge qui nous faisait tourner la tête. J’ignore si l’adultère est un mal dont nous sommes responsables, ou si c’est simplement le seigneur qui a décidé de maudire toute ma génération. Toujours est-il qu’en trahissant nos familles, nous avions tort. Nous vivions dans des coquilles dont nous ne sommes jamais ressortis. Je parle des autres matelots, mais je parle aussi des autres résidents.
Le temps de la vie est parti et n’a pas laissé grand-chose derrière lui, si ce n’est un parfum amer de solitude.
Il y a peu, on m’a installé dans une maison de retraite en Normandie. Habitué à un climat bien plus clément, j’ai dû apprendre rapidement à supporter mon nouvel environnement. Un environnement froid et virulent. Le froid s’est mis à fissurer un peu plus les crevasses sur la surface de nos bouches, en même temps que le revêtement du papier peint défraichi des murs du couloir. Les lèvres des résidents étaient aussi fines que du papier, et l’on manquait d’en voir tomber par terre une parcelle chaque fois que nous nous embrassions pour nous saluer. Nous étions de belles roses fragiles et nous voulions garder nos pétales pour nos petits-enfants. Dans la maison de retraite, nous échangions des desserts de temps en temps. À notre âge, l’organisme a de plus en plus de mal de digérer certains aliments. Le personnel en était conscient. Ils prenaient garde à ce que nous évitions de faire trop d’écarts. Nous faisions tout de même de notre mieux pour nous faire plaisir de temps en temps.
Au-delà de ces mets, nous nous échangions aussi des regards bien sentis. La seule alternative à cette froideur-là, c’était la perspective que nous offrait le plafond. Planter son regard dans les fissures des murs, pour les colmater avec notre imagination, était bien souvent plus passionnant que d’échanger avec nos autres colocataires.
Le deuxième étage était un étage secret. J’appris son existence dès les premiers jours. Je n’y suis jamais monté. Ce second étage, me dit un employé, était plein à craquer. Des dossiers papier y étaient rangés. Ils s’entassaient si hauts qu’ils menaçaient de faire s’écrouler sur nous les couches de plâtre. Personne ne m’a jamais dit ce qu’il y avait dans ces cartons, ni pourquoi est-ce que personne n’avait le droit d’y jeter un œil.
Ces mois-ci m’ont fait perdre le peu d’enthousiasme que j’avais à l’idée de faire une croix sur mon indépendance.
Fin décembre, nous avons été déplacés dans un nouvel établissement censé être plus conforme aux normes de sécurité. Je peux garantir à quiconque ayant des yeux et assez de neurones pour posséder plus de logique qu’un âne, que c’était totalement faux. Le bâtiment de la nouvelle maison de retraite n’était pas mieux que le précédent. Nous étions simplement trop assommés pour voir les fissures qui décoraient les parois du hall. Des cachetons le matin. Des cachetons le midi. Des cachetons l’après-midi, et des cachetons le soir. Nous étions constamment sous l’influence néfaste de pilules aussi nauséabondes que les couleurs moisies du bâtiment. Nous n’étions que des chiffres sur une feuille de papier pour les employés de l’établissement.
Les traitements que l’on y prenait, on les avalait de travers les jours où l’on n’oubliait pas de nous les donner. La négligence du personnel, c’était sans aucun doute là la plus grande tache sur l’image immaculée que tentait de donner le staff, chaque fois qu’un parent proche mettait le pied dans le taudis délirant dans lequel il avait eu le malheur de placer une mère ou un père. J’utilise le mot délirant parce que l’on ingurgitait bien trop souvent bien plus de pilules que l’on aurait dû, et parce que dans nos verres se trouvait plus de kétamine que dans des remèdes de cheval.
Cette période-là m’a pris ce qu’il restait de ma chaleur humaine.
Mes enfants sont venus me voir récemment durant le mois de janvier. Il faisait extrêmement froid, encore plus que d’habitude. Je peux encore ressentir le vent creuser mes joues un peu plus à chaque bourrasque. Le chauffage ne marchait plus. Nous étions forcés de nous blottir les uns contre les autres. Cela ne nous empêchait pas de grelotter. Lorsque ma fille et mon fils sont arrivés un soir de novembre, la température était si basse que la chaleur de nos respirations masquait la réception de l’extérieur avec de la buée. Mon fils et ma fille nous trouvèrent dans l’aile ouest du bâtiment, celle-là même qui fait face à un bosquet. La nuit, la silhouette des arbres était si sombre que je serais prêt à parier que personne ne dormait avec les volets ouverts. Difficile de ne pas voir des mauvais présages partout lorsque l’on a un âge avancé et un tas de cachetons au fond de l’estomac. Mes enfants se sont insurgés des conditions dans lesquels on se trouvait, pendant que je me demandais combien de pins serait-il nécessaire de couper pour faire mon cercueil. Le bosquet était si noir qu’il suffisait d’y perdre son regard un instant pour ne plus jamais le retrouver. Mes enfants me placèrent dans un troisième établissement après cette visite.
L’année passée m’avait alors enlevé toute joie de vivre.
Cette troisième maison de retraite m’emmena plus près de la mer. Elle n’était pas tellement plus chère que la précédente. Il y avait du sable et le calme plat de l’Atlantique de l’autre côté de la fenêtre, et c’était là une grande différence. Cette vue me rappela le temps des étés et des coups de soleil.
Je me mis alors à penser à mes années dans la marine. Mon dos sculpté faisait ma fierté dès que l’on posait pied à terre. Sur le pont, capitaine et équipage n’étaient pas sur un pied d’égalité. Il donnait des ordres, faisait rouler les bourrasques de vent sur son bras, tandis que nous écoutions, prêt à faire rouler les cordes rêches des voiles dans les paumes de nos mains. Tout cela changeait dès que le navire s’arrêtait quelque part. Sur le vaisseau, nous étions de simples matelots. Dans les bars, nous étions tous des Apollons.
Dans ces établissements, nos alliances glissaient sur nos doigts. Les rencontres qu’on faisait là-bas n’étaient pas belles à voir. L’on tombait amoureux des nuits entières, parfois plus longtemps. Nous repartions ensuite dans la cale à l’odeur de vase du navire comme si de rien n’était, avec des souvenirs pleins la tête. Les femmes que nous avions rencontrées nous suivaient jusque sur les planches du navire. Elles restaient quelque part dans les plus sombres recoins de nos esprits. Dès lors que nos pieds pénétraient dans l’enceinte sacrée de nos pavillons et de nos appartements, elles s’évaporaient avec la même facilité avec laquelle on faisait disparaître la fumée de nos cigares quand le capitaine descendait dans la cale.
J’ai longtemps cru que c’était ça d’être un homme : vivre pleinement et sans limites le temps des étés et des autobronzants sur la peau. J’avais tort. J’ignore si c’était l’océan, ou les Beatles qui criaient dans nos oreilles pendant que nous blanchissions nos mains en lavant le linge qui nous faisait tourner la tête. J’ignore si l’adultère est un mal dont nous sommes responsables, ou si c’est simplement le seigneur qui a décidé de maudire toute ma génération. Toujours est-il qu’en trahissant nos familles, nous avions tort. Nous vivions dans des coquilles dont nous ne sommes jamais ressortis. Je parle des autres matelots, mais je parle aussi des autres résidents.
Le temps de la vie est parti et n’a pas laissé grand-chose derrière lui, si ce n’est un parfum amer de solitude.
Il suffit de regarder les autres retraités pour s’en rendre compte. Pas un seul ne reçoit plus d’une visite par mois, et pas un seul ne s’en offusque. Nous avons placé le nombre d’étages de nos pavillons au-dessus des valeurs familiales. Nous avons pris le large et nous ne sommes jamais vraiment revenus. Nous sommes morts avant d’avoir vécu. Nous sommes des fantômes. Errer sans but est notre destin jusqu’à ce qu’enfin nos âmes trouvent le chemin de leurs tombes. La journée, c’est scrabble, sudoku, cartes de skyjo, et figurines de katamino. La nuit, c’est le silence. Il nous rappelle à chacun que tout ce que nous faisons dès que le jour se lève, ne sert qu’à nous faire oublier celles et ceux qui ne sont plus dans nos vies.
Il y a plusieurs mois, j’ai décidé de renouer avec mon passé. Un coup de fil plus tard, mes enfants prévoyaient déjà de financer avec une partie de leur épargne, ce qui sera sans aucun doute notre dernier voyage. Je veux retrouver la mer, celle à qui j’ai toujours été fidèle, une dernière fois. Moi et Geneviève partons pour le large dans quelque temps. Il ne s’agit pas d’un simple séjour de vacances, mais plutôt d’une aventure dont je ne sais pas si nous allons réchapper.
Il y a plusieurs années, un serpent s’est enroulé autour des poumons de Geneviève. C’est une tumeur maligne au beau milieu de ses organes. Dans la formidable machine qu’est le corps humain, la nature a décidé de placer une bombe à retardement. Aucun médecin n’a réussi à la désamorcer depuis. Il ne reste désormais qu’à attendre qu’elle fasse ce que toutes les bombes font : détoner, à un moment ou un autre, souvent lorsque l’on s’y attend le moins. Ça n’a pas été facile. Il y a d’abord eu la canne, ensuite le déambulateur, puis enfin la chaise roulante. La maladie est affreuse. Elle a creusé les joues de Geneviève. Son visage autrefois radieux est brisé à tous les instants de la journée par des affreuses grimaces de douleur. Le pire avec la tumeur, c’est sans aucun doute ce qui vient avec. Pour certains, c’est le regard des autres, pour moi c’est la souffrance de Geneviève, et le serpent de plastique enroulé autour de son cou. Une masse de silicone reliée à une bonbonne d’oxygène. Un tuyau là pour fournir à Geneviève la vie. Un tuyau sombre qui lui enlève en réalité le peu d’humanité qu’il lui reste. Quand elle ne s’étouffe pas dans sa propre salive, elle est trop fatiguée pour ne serait-ce qu’esquisser un sourire.
Une fine touffe blanche s’agite sur mon front. J’étouffe la bourrasque de vent suivante avec le revers de ma manche. Je me demande si Geneviève sera là pour profiter de ce dernier voyage. Nous partons bientôt et pourtant, je ne sais pas si sa santé la portera jusqu’à là.
De l’air s’échappe du tuyau sombre que j’ai entre les doigts pour venir faire danser une nouvelle touffe de cheveux sur mon crâne.
Le contenu du tuyau me chatouille les narines. Immédiatement, je suis transporté. Je sais que je ne suis plus dans la maison de retraite, mais serais bien incapable de dire à quel endroit exact appartient la moquette marron et beige sous mes fesses. Mes doigts frottent ma tempe. Je cherche à reconstituer le passé. Ça y est. Je m’en souviens maintenant. Je suis malade ! Je me rappelle de plus de grand-chose et c’est normal. Ma femme est en fauteuil roulant, et je ne tarderai pas à la rejoindre car je serai bientôt incapable de me rappeler de mon prénom, ou d’utiliser une fourchette comme une fourchette et non comme un couteau sans l’aide de quelqu’un.
Je me gratte le haut du crâne. Au début de la semaine, de nouvelles personnes sont arrivées dans l’établissement. Elles étaient toutes vêtues de blanc. L’on aurait dit des anges. Ils n’avaient pas d’ailes et aucune auréole au-dessus du crâne. Pourtant, ils avaient la peau et les traits si doux qu’ils semblaient être nés hier. C’est toujours l’effet que fait l’arrivée de nos enfants dans l’établissement les jours de visite. Quelque chose me dit cependant que ce n’est pas ce qui est arrivé lundi. Mardi, personne n’est venu, mais les nouveaux arrivants étaient toujours là, idem mercredi. Quant à jeudi, d’autres personnes ont débarqué chez nous. Celles-là ne portaient pas de blanc, mais elles étaient tout aussi jeunes que les premières. J’ai rêvé d’éclats de rires d’enfants, de spectacles de danseurs graciles, de concertos de pianos, et de tout un tas de choses que je n’avais pas vu autre part que dans l’écran de télé de la réception depuis bien longtemps.
Je pioche dans mon sac, puis dans celui de ma femme. Mes doigts frottent le caoutchouc des couvercles de boîtes de médocs, avant d’enfin mettre la main sur ce que je cherche. La date, celle inscrite sur la brochure du voyage, est déjà passée. Le décor par-delà la fenêtre, au-delà de la rambarde navire, c’est la mer.
Nous ne partons pas, nous sommes déjà partis.
J’ai avoué il y a longtemps à Geneviève ce qui arrivait lorsque nos bottes quittaient le pont du navire pour gagner les planches des bouges. Elle n’a pas pleuré. Elle n’a pas cillé. Elle s’est contentée de regarder ce fichu bosquet de l’autre côté de la fenêtre. Je crois même que c’est la première à l’avoir fait. Elle n’a plus dit grand-chose depuis. Quand elle est tombée malade, je me suis demandé ce qu’elle voulait. Impossible de revenir en arrière et de réparer ce qui a été brisé des décennies auparavant. Impossible de retourner dans le passé et de ne pas commettre ces erreurs que j’ai commises. Geneviève voulait de la liberté, alors je la lui ai donnée. Je ne sais pas si j’ai le courage de partir de mon propre chef. Je n’ai pas de tuyau à oxygène à décrocher. Il me faudrait avaler tous mes comprimés et je ne suis pas certain d’avoir la force de le faire.
Mais là tout de suite, j’importe peu. Là tout de suite, Geneviève gît à côté de moi sans bouger, avec un magnifique sourire sur les lèvres. Ce sourire, jamais je ne l’oublierai. Le temps m’a pris beaucoup de choses, mais il ne me prendra jamais le sourire de la mer.