J'ai toujours eu dans mes gènes cette passion de la vitesse. Aller vite pour gagner, gagner du temps, car le temps est précieux. Une seconde plus tôt ou une seconde plus tard et c'est tout simplement un monde qui change. Si j'arrive une seconde plus tôt, je serai maître de mon destin, mais si j'ai une seconde de retard, ce sera tout simplement trop tard. Tout est une question de vitesse, une course infinie contre la montre. Le temps façonne notre univers. Ceux qui le savent en sont les maîtres.
Mon temps est compté, la plus grande aventure de ma vie va commencer d’ici peu de temps. Pourquoi est-ce la plus grande péripétie de mon existence ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Je réussis mon aventure et je vis, j’échoue et je meurs. C’est on ne peut plus simple. Le pouce levé et c’est gagné, le pouce baissé et c’est terminé. Rien de cruel, que du réel. Ma raison d’exister : réussir.
Nous sommes plusieurs millions, que dis-je, plusieurs dizaines de millions à partager la même aventure. Et au premier abord, n’importe qui dirait que nous nous ressemblons tous. Pourtant, tant de choses nous différencient. Mon voisin de droite est plus grand que moi, dans chaque endroit étroit il peine à se déplacer. Ma voisine de gauche paraît un poil hystérique, ne cessant jamais de gesticuler. Devant moi, un jeune semble un peu stressé par la grande aventure qui va commencer d’une minute à l’autre.
Motivé, je le suis. Je dois surtout faire preuve d’une détermination sans faille si je veux réussir, l’échec m’est interdit si je veux survivre. Pour qu'il y ait des gagnants il faut qu'il y ait des perdants. Une simple équation binaire : être "un" ou être "zéro". Seule ma détermination fera la différence. De celle-ci dépendra ma concentration afin de ne manquer aucune étape, de ne tomber dans aucun piège. Je ne peux pas manquer ce rendez-vous car, perdant ou vainqueur, il n’y en aura pas d’autres.
Comment puis-je gagner ? Rien ne me garantit cette victoire. Je ne connais pas la recette du succès, mais j’ai connaissance des ingrédients. Donner le meilleur de soi-même en toute circonstance, ne jamais abandonner quoi qu’il advienne, garder la tête haute quelle que soit la difficulté, rester concentré sur l’objectif en affrontant toute distraction, ne pas manquer une seule seconde de la course que je m’apprête à disputer, chaque instant va compter, ne pas faire d’impasse, vivre chaque seconde comme si c’était la dernière.
Peut-être. J’observe tous ceux qui m’entourent et qui espèrent l’emporter. Peut-être. Ils espèrent. J’ai gommé ce doute de mes pensées. Peut-être implique un choix que je ne maîtriserai pas. Je suis déterminé donc je maîtrise, je veux dominer la situation. Être ou peut-être, telles sont les solutions. La mienne ne peut être "peut-être".
Peu d’êtres ont réussi à atteindre cet objectif. Statistiquement, il est vrai que j’ai une chance sur soixante millions de sortir victorieux de cette aventure. Mais ne dit-on pas que ce qui est rare est cher ? J’ai toujours pensé que la chance n’était qu’un prétexte pour justifier ce que l’on ne peut pas expliquer. Mais quand on y réfléchit bien et qu’on prend le temps d’analyser ce qu’on appelle la chance, on se rend bien compte encore une fois que tout est une question de maîtrise du temps. Si je peux anticiper, prévoir parfois par de simples déductions ce qu’il va se passer, alors je ferai du temps mon allié.
Justement ne perdons plus de temps. Le temps m’est compté. Voilà mon histoire.
 
Je veux être l’élu, un peu par curiosité il est vrai car je dois le reconnaître, j’ai toujours été curieux mais il s’agit surtout d’une question de survie. Et d’ici quelques secondes je vais commencer la course de ma vie, la course pour ma vie. Nous sommes environ soixante millions et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là.
C’est parti, je fais le vide dans ma tête pour me concentrer uniquement sur mon but ultime : franchir la zone d'arrivée avant tous les autres. J'active de manière dynamique mon filament, je me faufile parmi mes semblables tous différents les uns des autres. Même sans maillot à pois, je gravis le col en danseuse pour plus d’aisance. Arrivé au sommet je ne me trompe pas de chemin. Plus que quelques centimètres à parcourir. Ça y est, j'y suis.
L'étape finale. J’approche de la membrane d’arrivée. Je suis si près mais si loin à la fois car tant de mes frères et sœurs sont présents également. Pas le temps de tergiverser. Je dois trouver les récepteurs les plus proches pour créer une liaison. Ça y est, la première connexion s’effectue. Il y a tellement de mouvements, tellement d'activités qui grouillent autour de moi que la moindre distraction pourrait me faire perdre la tête. Mais je tiens bon, je suis déterminé.
Cette situation est assez cocasse mais maintenant que je touche au but, que mon histoire va se terminer, en bien ou en en mal pour moi, je repense à mon enfance. Quand j’étais petit, j’étais déjà très curieux, je voulais toujours tout savoir avant les autres. Pourquoi les grands ont un filament et pas moi ? J’en aurai un aussi plus tard ? J’ai toujours tanné mes aînés pour connaître la vérité. Et ils me répondaient fréquemment "un jour tu le sauras… Enfin peut-être". Et puis le temps est passé si vite, j’ai grandi. Je crois que la nostalgie que j’éprouve envers mon enfance m’affecte encore un peu. C’est très certainement pour cela qu’aujourd’hui je profite de chaque instant qui m’est offert, tout en essayant de dompter le temps.
Je me souviens, et ça me fait toujours rire, du jour de l'apparition de ma flagelle ! Grâce à elle, j'ai pu commencer à me déplacer vite. Que dis-je, super vite, tellement vite que je me cognais partout. Ce qui était drôle c'est qu'on était tous des enfants dans des corps d'adultes qu'on ne maîtrisait pas le moins du monde. On était tous en mode pogo et ça, qu'on le veuille ou non. C'était la fête de la fin du cycle de notre apprentissage qu'on attendait tous. Ce n'est vraiment pas facile de contrôler le changement de son corps. Ça m'a vraiment fait tout drôle de devenir adulte aussi vite mais j'ai aussi compris rapidement que désormais, avec toute cette énergie, je disposais d'un pouvoir aux conséquences insoupçonnables.
J'avais à présent le pouvoir de changer le monde.
Plusieurs de mes amis n'ont pas pris conscience de ce pouvoir, de cette force qui les animait.
Ils sont par ailleurs devenus de très bons danseurs de pogo. Peut-être que cela les satisfaisait amplement ? Je loupe peut-être quelque chose de ne pas profiter de cette ambiance festive. Mes amis me disaient "profite tant que tu es jeune !". Et ils avaient raison, seulement pour moi "profiter de ma jeunesse" signifiait explorer toutes mes capacités, toute cette force qui me donnait un pouvoir aux ressources presque infinies.
Instant décisif. Je suis en place mais d’autres le sont aussi. Seule la première place a de l’importance. Chaque détail compte. Une certaine excitation m’anime, je dois redoubler d’efforts car ma vie en dépend tout simplement. Désormais, je ne fais plus dans les sentiments, seule mon existence compte, c’est donc cela l’instinct de survie ? La rage de vaincre, je deviens un enragé, c’est décidé plus rien ne m’arrêtera. Je suis dans les temps, certains ont déjà perdu la course mais pas moi. J’ai l’impression que mon incessant entêtement a détecté une faille, je vais creuser cette voie là. Je suis là et bien là. Je suis et je serai, c’est maintenant ou jamais. La lumière ou bien le néant.
Incroyable ! J'ai réussi à infiltrer la membrane. Je me suis toujours préparé à ça, mais quand j'y pense on était soixante millions sur la ligne de départ ! C'est génial, j'ai réussi, je vais vivre. Vivre c'est magnifique ! Un nouveau monde s'ouvre à moi. Que va t-il se passer à présent ? Je suis tout excité par ce nouveau destin qui se dessine. J'ai malgré tout une pensée pour les cinquante-neuf-millions-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf-mille-neuf-centquatre-vingt-dix-neuf autres de mes semblables qui vont disparaître comme ça, incognito, et un peu à cause de moi. Tant de mots certes, mais tant d'existences derrière qui disparaissent.
Oh combien la vie est précieuse ! Je vais pouvoir continuer à vivre. Vivre !
Mon corps se transforme à nouveau. Je fais la connaissance avec un gamète femelle, un peu caractériel mais si attirant. Je crois qu'on va bien s'entendre, d'ailleurs il vaut mieux, je n'ai pas le choix. Car oui, j’ai omis de me présenter, je suis ce que l’on nomme un gamète mâle ou encore plus communément un spermatozoïde.
C'est magique, moi qui pensais avoir atteint le stade adulte, je m'étais totalement fourvoyé dans des croyances communes. C'est fou que l'on puisse s'égarer aussi facilement dans des histoires inventées sans fondement mais surtout sans témoin réel. C'était l'effet de masse, je ne me ferai plus jamais avoir ! Croire en n'importe quoi c'est si facile, savoir...
Maintenant je veux savoir. Car aujourd'hui la seule chose que je sais, c'est que je ne sais rien.
Je vais pouvoir un jour, si j'ai le temps, vous narrer mon incroyable histoire.
Et un jour, si vous aussi vous faites partie des vainqueurs, alors vous me lirez... Enfin peut-être.