Notre hôte arrive, et cela implique toute une organisation. La vie prend alors l'aspect d'une scène que l'on décore à grand coup de « nettoyage de printemps », de provisions pour tenir un siège, de longues séances de lecture du texte, et 40 jours sont donnés aux comédiens pour habiter leurs rôles : le prédicateur, le repenti, la religieuse et des chœurs de vierges effarouchées...
La première représentation à laquelle j'avais assisté « consciemment » avait eu lieu chez moi. J'étais alors encore une enfant et je décelais les changements que l'arrivée de Sidi impliquait. Ainsi, ma mère, qui avait adopté le voile à ma naissance, troquait l'austère noir pour une panoplie plus claire et s'enfermait des heures durant pour ce qui s’avérait plus tard de longues séances d’épilation au sucre. Les persiennes qui étaient à l'habitude closes étaient grandes ouvertes à la fois dans un souci de transparence mais aussi pour indiquer la bienvenue à notre invité aigre-doux. Dans ce décor, rien n'était laissé au hasard : même les sens étaient titillés par l'odeur alléchante des pâtisseries préparées pour tenir le rythme de cette longue mise en scène ; et pendant que je dévorais goulument les côtés restant du découpage du baklava, je vis mon père. Lui qui habituellement piquait du nez, se tenait droit comme un I, lui qui avait la teinte violette d'un personnage tout droit sortie « des Barbapapa » revêtait la couleur sésame des hommes de méditerranée, un immense sourire aux lèvres. Si ce sourire me paraissait sublime enfant, aujourd’hui, je le revois tel qui l’est. Grotesque, impudique, malaisant : c'est qu'il manquait deux dents à chaque coin de sa bouche.
En entrant dans la cuisine les bras chargés de courses, fait plutôt rare, il donna un chaste baiser sur le front de ma mère, me caressa les cheveux et m'offrit une poupée ridicule de laideur, les yeux mal dessinés étaient tombants, on ne pouvait que deviner le nez et la bouche ressemblait au postérieur d'un babouin en chaleur, pourtant elle me procura une joie immense, je l'enlaçais si fort que j’en gardais l'odeur, et le goût du cuir de sa veste durant le reste de la journée. C’était le dernier geste d'affection de mon père du moins c'est ainsi que je l'avais décidé.
Dans un mélimélo d’épices, de fritures, de textures commença ramadan. Ma mère qui travaillait pour subvenir aux besoins du foyer, arrivait toujours à temps pour préparer un fastueux diner malgré les modestes moyens que nous avions. C’est qu'il faut que je vous en parle de ma mère... Un sacré personnage. Elle me fait souvent penser à Pierrot, candide à souhait, édulcorée à vous en donner la nausée. Sa vie était un chemin de croix, toujours dans le sacrifice. Si elle était malheureuse, si elle souffrait, si elle était pauvre, si elle était battue, si elle était humiliée, si elle était INDIGNE c’était la volonté divine. C’était une vraie dévote, toujours en train de prier, toujours à marmonner ses incantations, toujours pudique dans l'espoir d'obtenir son salut et surtout, celui de son époux. Giflez-la et elle vous tendra l'autre joue. Certains pourraient ressentir de l'admiration pour cette mère dans l’abnégation, qui a le même train de vie qu’un poisson rouge, enfermée dans ce même quotidien, dans ce même cercle vicieux, qu’elle chemine inlassablement, incapable de s’en rendre compte par faute de mémoire. A chaque nouvelle représentation de Sidi, elle reprend son rôle d'héroïne romantique sans se douter de son funeste destin. C’est qu'il y a quelque chose de tragique dans l’espoir : la malheureuse croyait en la repentance de son mari. Il faut dire que mon géniteur avait du talent. Il jouait si bien son rôle qu'il arrivait à vous faire oublier toute sa réalité, tout bon sens. Je me souviens même qu'il mettait toujours la main à la patte dans le grand nettoyage que précédait le carême. Sa tâche principale ? Faire disparaitre toute trace de son « doux nectar ». Chaque recoin de la maison était passé au peigne fin pour ramasser les cailloux qu'en gentil poucet, il laissait dans l'urgence d'une panne de vendredi. Il prenait soin de laver chaque parcelle de notre réfrigérateur comme pour baptiser notre garde-manger et enlever toute trace de sa précédente fonction de cave à vin. Et comme dans chaque pièce de théâtre l'on pressentait l'arrivée de « la chute », toujours à la même période : le quinzième jour de ramadan, la frustration se faisait sentir.
L'allégresse se métamorphosait doucement en une nervosité latente qui implosa le vingt-cinquième jour de ce mois saint. L’aïd arrivait et comme notre hôte, celui-ci exigeait certains rituels. J’étais la principale concernée, la coutume voulant que des habits me soient offerts. Je me souviens de cette magnifique paire de basket blanche et rose qui n'avait pas de lacets mais des scratches, dont le bruit et le fonctionnement me fascinaient. Je suppliais ma mère de me les offrir et alors que celle-ci commençait à céder à mon regard noir embué de larmes, j'entendis le pas lourd et plein de lassitude de mon paternel qui s'exclama : « Non mais tu es folle ? Tu as vu le prix ? Et ma kemia alors ? Prend lui moins cher ! » Je lui volais tous ses lacets de chaussures ce jour-là, et me ramassait une raclée des plus mémorables. Et c'est ainsi que je découvris la haine. Un sentiment que je tenais clôt, à l'abris des regards, et que je nourrissais d'épisodes similaires qui ponctuait notre histoire de famille en attendant l'arrivée imminente de ma vengeance.
ET BIS REPETITA. Chaque année nous avions droit à cette mascarade. Seuls changements : deux enfants qui avaient probablement été conçus en cette période (moment où mon géniteur retrouvait le chemin du lit conjugal) et l’altération de sa santé. C’est que le bougre allait de mal en pis, son teint violacé par ses abus de boisson avait lentement, prudemment, viré au jaune et selon la quantité ingurgitée au vert. Comme un bleu, un bleu que j'avais à l’âme, et dont je devais prendre soin au plus tôt... A la façon gangster j'entends.
Ainsi, on lui avait diagnostiqué une maladie aux reins. Ils ne fonctionnaient plus et s’il ne subissait pas une greffe au plus tôt, il en mourrait. Dieu, pour qui je n'avais jamais vraiment eu foi ou même quelque considération que ce soit, non seulement existait, mais de plus, comme il avait créé l'Homme à son image, il n'était pas BON... Oui, j'étais la seule compatible, la seule capable de lui sauver la vie. Alors, comme un enfant qui s'amuse avec une fourmilière, je savourais cet état de toute puissance alors que le médecin annonçait cette divine prophétie. L’acte final se jouerait donc dans cette chambre d'hôpital où s'y mêlaient l'odeur du plâtre et de la bétadine. Ma mère se tenait à ses côtés, lui tenait la main, partageant cette même lueur d'espoir, en écoutant le discours optimiste du chirurgien. Comme une lionne qui guettait sa proie, j'attendais le moment propice pour prendre la parole, le moment où l'étincelle de l'espoir serait à son paroxysme dans le regard de ces deux nigauds. Et alors que le toubib s’éloignait pour nous laisser partager un moment de joie dans l’intimité de notre air de famille, je décidais que mon heure, ou plutôt celle de mon père était arrivée. Lentement, doucement, presque suavement je m’approchais de mon père, pris sa main caleuse dans la mienne et lui susurra à l’oreille assez fort pour que sa « bourgeoise » m’entende : « Sidi je ne vais pas te donner mon rein, je ne vais te laisser survivre, il est temps que tu récoltes ce que tu as semé. Comme ça, nous tes proches, nous pourrons nous consoler de ta mort... Imaginer ce que tu aurais pu être, pu faire. Et alors peut-être s’apercevra-t-on de tes qualités imperceptibles par ton odeur fétide de macération et de tabac froid. Cette espérance qui revient comme un leitmotiv à chaque ramadan doit prendre fin pour qu’on puisse recevoir dignement le titre d’orphelin et de veuve que nous portons depuis trop longtemps sans les hommages qui nous sont dus. » Je les laissais dans leur stupeur ou peut-être être dans leur béatitude. J’appris quelques semaines plus tard que mon père avait rendu l’âme. Je n’avais pas assisté aux obsèques. Tous les morts méritaient des larmes. Mais je décidai de rendre visite à sa veuve. Elle portait le deuil. Son visage était lacéré par les stigmates de nuits blanches, de fatigue, d’angoisse et de tristesse. C’était dans un silence monacal qu’elle me servit à manger.
La première représentation à laquelle j'avais assisté « consciemment » avait eu lieu chez moi. J'étais alors encore une enfant et je décelais les changements que l'arrivée de Sidi impliquait. Ainsi, ma mère, qui avait adopté le voile à ma naissance, troquait l'austère noir pour une panoplie plus claire et s'enfermait des heures durant pour ce qui s’avérait plus tard de longues séances d’épilation au sucre. Les persiennes qui étaient à l'habitude closes étaient grandes ouvertes à la fois dans un souci de transparence mais aussi pour indiquer la bienvenue à notre invité aigre-doux. Dans ce décor, rien n'était laissé au hasard : même les sens étaient titillés par l'odeur alléchante des pâtisseries préparées pour tenir le rythme de cette longue mise en scène ; et pendant que je dévorais goulument les côtés restant du découpage du baklava, je vis mon père. Lui qui habituellement piquait du nez, se tenait droit comme un I, lui qui avait la teinte violette d'un personnage tout droit sortie « des Barbapapa » revêtait la couleur sésame des hommes de méditerranée, un immense sourire aux lèvres. Si ce sourire me paraissait sublime enfant, aujourd’hui, je le revois tel qui l’est. Grotesque, impudique, malaisant : c'est qu'il manquait deux dents à chaque coin de sa bouche.
En entrant dans la cuisine les bras chargés de courses, fait plutôt rare, il donna un chaste baiser sur le front de ma mère, me caressa les cheveux et m'offrit une poupée ridicule de laideur, les yeux mal dessinés étaient tombants, on ne pouvait que deviner le nez et la bouche ressemblait au postérieur d'un babouin en chaleur, pourtant elle me procura une joie immense, je l'enlaçais si fort que j’en gardais l'odeur, et le goût du cuir de sa veste durant le reste de la journée. C’était le dernier geste d'affection de mon père du moins c'est ainsi que je l'avais décidé.
Dans un mélimélo d’épices, de fritures, de textures commença ramadan. Ma mère qui travaillait pour subvenir aux besoins du foyer, arrivait toujours à temps pour préparer un fastueux diner malgré les modestes moyens que nous avions. C’est qu'il faut que je vous en parle de ma mère... Un sacré personnage. Elle me fait souvent penser à Pierrot, candide à souhait, édulcorée à vous en donner la nausée. Sa vie était un chemin de croix, toujours dans le sacrifice. Si elle était malheureuse, si elle souffrait, si elle était pauvre, si elle était battue, si elle était humiliée, si elle était INDIGNE c’était la volonté divine. C’était une vraie dévote, toujours en train de prier, toujours à marmonner ses incantations, toujours pudique dans l'espoir d'obtenir son salut et surtout, celui de son époux. Giflez-la et elle vous tendra l'autre joue. Certains pourraient ressentir de l'admiration pour cette mère dans l’abnégation, qui a le même train de vie qu’un poisson rouge, enfermée dans ce même quotidien, dans ce même cercle vicieux, qu’elle chemine inlassablement, incapable de s’en rendre compte par faute de mémoire. A chaque nouvelle représentation de Sidi, elle reprend son rôle d'héroïne romantique sans se douter de son funeste destin. C’est qu'il y a quelque chose de tragique dans l’espoir : la malheureuse croyait en la repentance de son mari. Il faut dire que mon géniteur avait du talent. Il jouait si bien son rôle qu'il arrivait à vous faire oublier toute sa réalité, tout bon sens. Je me souviens même qu'il mettait toujours la main à la patte dans le grand nettoyage que précédait le carême. Sa tâche principale ? Faire disparaitre toute trace de son « doux nectar ». Chaque recoin de la maison était passé au peigne fin pour ramasser les cailloux qu'en gentil poucet, il laissait dans l'urgence d'une panne de vendredi. Il prenait soin de laver chaque parcelle de notre réfrigérateur comme pour baptiser notre garde-manger et enlever toute trace de sa précédente fonction de cave à vin. Et comme dans chaque pièce de théâtre l'on pressentait l'arrivée de « la chute », toujours à la même période : le quinzième jour de ramadan, la frustration se faisait sentir.
L'allégresse se métamorphosait doucement en une nervosité latente qui implosa le vingt-cinquième jour de ce mois saint. L’aïd arrivait et comme notre hôte, celui-ci exigeait certains rituels. J’étais la principale concernée, la coutume voulant que des habits me soient offerts. Je me souviens de cette magnifique paire de basket blanche et rose qui n'avait pas de lacets mais des scratches, dont le bruit et le fonctionnement me fascinaient. Je suppliais ma mère de me les offrir et alors que celle-ci commençait à céder à mon regard noir embué de larmes, j'entendis le pas lourd et plein de lassitude de mon paternel qui s'exclama : « Non mais tu es folle ? Tu as vu le prix ? Et ma kemia alors ? Prend lui moins cher ! » Je lui volais tous ses lacets de chaussures ce jour-là, et me ramassait une raclée des plus mémorables. Et c'est ainsi que je découvris la haine. Un sentiment que je tenais clôt, à l'abris des regards, et que je nourrissais d'épisodes similaires qui ponctuait notre histoire de famille en attendant l'arrivée imminente de ma vengeance.
ET BIS REPETITA. Chaque année nous avions droit à cette mascarade. Seuls changements : deux enfants qui avaient probablement été conçus en cette période (moment où mon géniteur retrouvait le chemin du lit conjugal) et l’altération de sa santé. C’est que le bougre allait de mal en pis, son teint violacé par ses abus de boisson avait lentement, prudemment, viré au jaune et selon la quantité ingurgitée au vert. Comme un bleu, un bleu que j'avais à l’âme, et dont je devais prendre soin au plus tôt... A la façon gangster j'entends.
Ainsi, on lui avait diagnostiqué une maladie aux reins. Ils ne fonctionnaient plus et s’il ne subissait pas une greffe au plus tôt, il en mourrait. Dieu, pour qui je n'avais jamais vraiment eu foi ou même quelque considération que ce soit, non seulement existait, mais de plus, comme il avait créé l'Homme à son image, il n'était pas BON... Oui, j'étais la seule compatible, la seule capable de lui sauver la vie. Alors, comme un enfant qui s'amuse avec une fourmilière, je savourais cet état de toute puissance alors que le médecin annonçait cette divine prophétie. L’acte final se jouerait donc dans cette chambre d'hôpital où s'y mêlaient l'odeur du plâtre et de la bétadine. Ma mère se tenait à ses côtés, lui tenait la main, partageant cette même lueur d'espoir, en écoutant le discours optimiste du chirurgien. Comme une lionne qui guettait sa proie, j'attendais le moment propice pour prendre la parole, le moment où l'étincelle de l'espoir serait à son paroxysme dans le regard de ces deux nigauds. Et alors que le toubib s’éloignait pour nous laisser partager un moment de joie dans l’intimité de notre air de famille, je décidais que mon heure, ou plutôt celle de mon père était arrivée. Lentement, doucement, presque suavement je m’approchais de mon père, pris sa main caleuse dans la mienne et lui susurra à l’oreille assez fort pour que sa « bourgeoise » m’entende : « Sidi je ne vais pas te donner mon rein, je ne vais te laisser survivre, il est temps que tu récoltes ce que tu as semé. Comme ça, nous tes proches, nous pourrons nous consoler de ta mort... Imaginer ce que tu aurais pu être, pu faire. Et alors peut-être s’apercevra-t-on de tes qualités imperceptibles par ton odeur fétide de macération et de tabac froid. Cette espérance qui revient comme un leitmotiv à chaque ramadan doit prendre fin pour qu’on puisse recevoir dignement le titre d’orphelin et de veuve que nous portons depuis trop longtemps sans les hommages qui nous sont dus. » Je les laissais dans leur stupeur ou peut-être être dans leur béatitude. J’appris quelques semaines plus tard que mon père avait rendu l’âme. Je n’avais pas assisté aux obsèques. Tous les morts méritaient des larmes. Mais je décidai de rendre visite à sa veuve. Elle portait le deuil. Son visage était lacéré par les stigmates de nuits blanches, de fatigue, d’angoisse et de tristesse. C’était dans un silence monacal qu’elle me servit à manger.