Voici mon texte du live
Cela faisait si longtemps que je n’avais pas ressenti ça… Ce rush d’adrénaline, ce bien-être puissant, cette impression d’être en vie… Me tenir ici, au sommet de cette falaise me faisait vibrer comme jamais auparavant ! Cinquante mètres plus bas, la houle grondait. A mes pieds, les vagues s’écrasaient avec violence contre les rochers. Le vent fouettait mon visage, la fine pluie qui s’abattait rafraîchissait ma peau. Et dans mes oreilles, la BO instrumentale du film Armaggedon complétait cette scène incroyable. Je pris une profonde inspiration et hurlai de toutes mes forces. Un cri libérateur, qui me débarrassa des tensions accumulées ces dernières semaines. Une main se posa sur mon épaule, me faisant sursauter. Je tournai la tête et vit les lèvres de mon frère remuer. Je le fusillai du regard en ôtant mes écouteurs. Pourquoi dérangeait-il mon moment de grâce ?
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Tu ne devrais pas te tenir si près du bord, dit-il. C’est dangereux.
Je repris ma contemplation. Je ne voulais pas détourner mes yeux de ce spectacle, interrompre le bonheur de cet instant. Il fallait que j’absorbe toute sa puissance, là, maintenant, tout de suite… Avant qu’il soit trop tard.
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Estelle, tu m’écoutes ? insista mon frangin. Éloigne-toi un peu s’il te plaît. Le vent est trop fort, tu pourrais perdre l’équilibre.
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Fiche-moi la paix David. Laisse-moi profiter tant que je le peux.
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Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose.
Je me tournai enfin vers lui. Son air anxieux aurait pu me déchirer le cœur, s’il n’était pas en train de gâcher mon plaisir.
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Peut-être as-tu oublié ? grinçais-je. Il m’est déjà arrivé quelque chose… Et c’est irréversible.
David soupira, une larme coulant le long de sa joue.
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Ce n’est pas une raison pour te jeter dans le vide, dit-il en me tendant la main. Tu as encore du temps devant toi.
Je le dévisageai une seconde, cherchant à voir s’il était sérieux… Puis j’éclatai de rire !
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Je n’ai pas l’intention de sauter, dis-je entre deux hoquets. Je ne cherche pas à mourir aujourd’hui, au contraire ! Je veux me sentir en vie ! Tu ne perçois pas la puissance qui se dégage ici ? La force brute de l’océan, celle du vent ? Ça ne te fait pas te sentir vivant ?
Mon frère jeta un œil sur les rochers en contrebas. Puis il plongea son regard dans le mien.
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Je n’ai jamais vu tes yeux briller autant… D’accord, se résigna-t-il en secouant la tête. Je peux rester avec toi ou tu veux que je te laisse tranquille ?
Je souris.
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Je t’aime frérot. Mais oui, je préférerais que tu t’en ailles. Je voudrais en profiter un peu toute seule.
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Très bien. Mais ne prend pas froid d’accord ? Je te donne ma veste si tu veux ?
Je levai les yeux au Ciel.
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Fiche-moi la paix, mère poule ! Je vais bien, je t’assure. Je te rejoindrai plus tard.
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Promis ?
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Sauf si tu continues à insister !
Il sourit à son tour et me serra contre lui avant de s’éloigner. Enfin seule !
Je reportai mon regard sur l’horizon. Un cargo semblait flotter entre ciel et mer, tandis qu’un groupe de mouettes luttait contre les bourrasques de vent. La Manche était déchaînée. Les nuages s’assombrissaient de plus en plus. La tempête annoncée n’allait pas tarder à s’abattre sur nous, ce qui me fit frissonner de plaisir. Depuis toute petite j’étais fascinée par les orages violents et j’avais toujours eu envie de me retrouver dehors, au milieu d’une tempête. Mais jusqu’à présent je n’avais jamais osé. Trop peur de prendre froid, de tomber malade… Encore une chose que la peur m’avait empêchée de faire… Cela n’avait plus d’importance aujourd’hui. Attraper un rhume n’était rien, comparé à la maladie qui me rongeait déjà.
Mon esprit s’éloigna, me replongeant dans les derniers mois. Le défilé de médecins. L’hôpital. La série d’examens médicaux… Et puis le diagnostic. Mes parents avaient exigé trois avis différents. Les trois confirmèrent leur cauchemar. Il n’y avait plus rien à faire. Ce qui était d’autant plus dingue que je n’avais pas l’air malade ! Pourtant, le verdict était indéniable. Dans dix-huit mois au plus tard, je ne serai plus de ce monde.
Bizarrement cette nouvelle ne m’avait pas plongée dans le désespoir. Il m’avait fallu quelques jours pour l’encaisser certes. Mais au lieu de m’effondrer, l’annonce de mon décès prochain m’avait énergisée ! Un appétit de vivre tel que je n’en avais jamais connu s’était emparé de moi, assorti d’une impatience grandissante. Il était hors de question de passer le temps qu’il me restait clouée dans un lit. Ma famille ne comprenait pas. Pour eux je devais me ménager. Alors que moi, il me tardait de vivre tout ce que je pouvais, tant que je le pouvais !
Cela m’était venu un soir, dans ma chambre d’hôpital, avant même d’entendre mon diagnostique. Une question a commencé à me hanter : « Qu’est-ce que je ferais, si demain on m’apprend qu’il me reste un an à vivre ? ». Loin de me terroriser, cette idée m’a fait sourire. Toutes ces choses que j’avais toujours eu envie de faire… Ces envies jamais concrétisées, pour des raisons stupides. Pas le temps, pas les moyens, pas possible de prendre congé… J ’avais décidé, à cet instant précis, sans même savoir que j’étais condamnée, de tout envoyer promener ! Désormais j’allais vivre. Même si je devais mourir peu après. Surtout si je devais mourir peu après !