1965 Missouri. C'était dans la nuit noire, un homme courait aux abois, ses poursuivants n'étaient pas loin. L'homme se faufilait à travers les branchages avec l'énergie du désespoir; il entendait en effet le souffle rauque de ses poursuivants qui se rapprochaient dangereusement. Un cri transperça la nuit au même moment qu'un coup de feu partit. Le silence revint. Un silence pesant, lourd.
58 ans plus tard. Marion était dévastée. Elle venait de se faire refuser son droit à la adoption. En désespoir de cause, elle s'était résolue à retourner dans son village natal. Après tout, quand elle faisait une introspection de sa vie, elle se disait qu'un changement d'air lui ferait du bien. Donc, elle prend la décision de partir loin et voilà ici. Elle se trouva face à la gentillesse et la compassion de sa grand-mère et en fut reconnaissante. Elle n'avait aucune envie de se forcer à voir des gens et de se forcer à être accueillante, mais encore une fois sa grand-mère était là pour la rassurer.
-Tu sais, ma p'tite chérie, il n'y a personne ici à part de vieux dentiers Il n'y a personne qui aura l'idée de faire un siège de déambulateur chez toi. Ils y tiennent bien trop, tu sais que les habitants se soignent tout seuls les dents, il n'y a plus de dentiste depuis bien longtemps ici. Le dernier est parti il y a 10 ans pour être trappeur. Il paraît qu'il se retrouve à vendre des sachets de thé aux autres animaux maintenant.
Dit-elle avec un petit rire cristallin. .
- Mémé, tu me feras toujours rire avec tes histoires.
Dit Marion, avec indulgence, fait face à ce qu’elle croyait être un simple radotage d’antan.
-Et toi alors?
Demanda-t-elle pour changer de sujet.
Comment ça va?
Oh ben, écoute très bien, ton oncle Albert a décidé de devenir le nouveau champion national d'illuminé. Tu sais qu'il affirme être revenu du passé? Ça a fait une tôle bolée: il y a quelques mois, tout le monde a cru qu'il avait disparu pour travailler dans une plantation de cacao en Amazonie. On a essayé de l'enfermer dans une clinique, mais même pour eux, il était trop atypique. Ton cousin Stevie vient me voir de temps en temps. Tu sais qu'il fait un élevage de rats? Il paraît qu'ils seraient la solution à tous nos problèmes médicaux. Honnêtement, si les rats pouvaient réduire mes vieilles varices, il y a longtemps qu’ils l’auraient fait.
Marion constata que ce bavardage incessant lui faisait du bien. Juliette poursuivit.
Ta mère devrait bientôt venir, tu sais. Elle doit m'apporter des grains de bégonias. Tu sais que mes fleurs ont bien failli gagner le concours l'an dernier? Cette fois-ci, je compte bien voler la victoire à cette vieille morue d'Anna qui impressionne toujours avec ses pétunias.
Maman va bien?
Demanda-t-elle alors.
-Ho oui, très bien. Tu sais, tu lui as beaucoup manqué depuis que tu es parti pour foutre ta vie en l'air à l'étranger.
-Mamie.
- Bon, très bien, très bien. Elle a trouvé un poste d'enseignante titulaire à l'école du village. Tu sais, elle enseigne à parler à nos futures ingénieurs en tête blonde. Ho, en parlant de métier, il faut qu'on te trouve un travail ici, ma p'tite si tu veux vraiment rester ici.
Marion n'y avait pas encore songé. En fait, maintenant qu'elle y pensait, elle ne s'était jamais demandé si elle allait rentrer pour toujours. Elle juste besoin de faire une pause.
- Pour l'instant, mamie, je vais juste rester un peu ici.
- Oui. On verra plus tard si tu veux rester dans notre petite bourgade ou pas.
Trois jours plus tard, Marion avait bien peu de temps à elle pour s'ennuyer; en effet, sa grand-mère, sous la forte impulsion de sa mère, essayait de la faire participer à tous les éléments du petit village. Il y avait là un concours de gâteaux, un jeu de piste où l'on devait, à l'aide d'indices, découvrir qui a tué le colonel Melchotte, et enfin un safari des forêts dont les habitants étaient très fiers.
Marion se prêtait volontiers à toutes ses activités, car elle voyait bien que ça lui tenait à cœur, mais elles lui semblaient dérisoires et futiles. Un jour, sa grand-mère lui dit.
Tu sais, ma chérie, il faudra bien que tu t'imprègne de nos us et coutumes si tu veux t'installer ici un jour. Les habitants d'ici aiment à vivre un peu au ralenti.
Au ralenti, il lui semblait à Marion, qu'ils vivaient en hibernation. Pas de quoi satisfaire cette dynamique chef d'entreprise qui avait dû être licenciée comme les autres, parce que son entreprise avait fait faillite et qu'il n'y avait même pas de proposition de rachats pour sauver au moins les quelques deux cents cinquante salariés. Marion se retrouvait donc au chômage, et dans l'agréable petit village de sa grand-mère, Son travail ne lui offrait aucune opportunité. a moins qu'elle ne change complètement de branche et qu'elle ne fasse chamane ou autre chose d'approchant.
Fin janvier, Marion avait pris l'habitude de se rendre tous les matins dans la forêt pour s'y ressourcer et trouver un peu de calme et de tranquillité. Le lac clair aux eaux glacées venait se déverser à travers un bras long de trois kilomètres. Le bruit du torrent grondant résonnait comme une constante stable et apaisante. Seul le gazouillement timide des oiseaux venait interrompre de temps à autre cette méditation.
Le temps en cette période était par ailleurs encore assez frais pour ne pas accueillir beaucoup de randonneurs. On s'étonna donc de voir Marion faire tous les matins une escale dans les bois et y passer quatre heures. D'autant plus que la forêt en question n'était pas aussi vide qu'on le pensait. En effet, on raconte qu'un vieil homme solitaire avait l'habitude de s'y promener. Etait-ce un mythe ou une réalité? Personne ne savait. D'aucun prétendait l'avoir déjà vu, d'autres que ce sont des histoires d'ivrognes. Chacun avait une idée bien arrêtée sur le sujet, et Marion comptait bien laisser à leurs histoires, les ivrognes et leurs folklores.
Un jour pourtant, alors qu'elle revenait de sa promenade quotidienne au cours de laquelle elle était tombée sur de magnifiques stalactites gelées qui poussaient telles des fleurs translucides et éternelles aux entrées des grottes, elle eut l'impression d'être épiée. Que ce soit son imagination, ou qu'elle accordât trop d'importance à ces vieilles légendes, elle avait la désagréable impression d'être épiée tout le long. Lorsqu'elle retourna au village, elle fit part de ses impressions à sa grand-mère.
-Bah ! Tout ça, ce ne sont que des balivernes. Je suis allé avec moi dans cette forêt au moins tous les jours pendant la grande guerre, oui tous les jours qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige. Pour héberger des pauvres gens et leur apporter des provisions, il n'est jamais rien passé.
-C'était avant la grande chasse, Juliette; tu sais bien..
Dit un individu sobrement occupé à vider une tasse, assez confortablement dans un coin de la cuisine, et Marion n'avait de prime abord pas vu.
-Ho, tais-toi Rufus.
Le Sermonna vertement sa grand-mère.
A-t-on idée de mettre des histoires pareilles dans la tête des gens.
Quelles histoires?
Demanda ingénument Marion.
-Rien.
Rouspéta Juliette.
Si Rufus veut encore déblatérer comme un vieux pruneau, il n'aura cas de finir sa tasse de thé à la taverne.
Il faut quand même bien qu'elle soit au courant de la légende, la plus emblématique de notre village Ju.
Se justifia-t-il en toute innocence
-Justement ! Cette sordide histoire ne devrait pas être aussi fascinante. C'est faire preuve de mon humble avis de curiosité morbide.
Allons bien, Juju, elle fait partie de notre histoire quand même.
- De quelle histoire vous parlez là?
Cette histoire n'est pas un conte tout public!
Trancha Juliette toujours aussi remontée. Rufus, nonchalant, prit la peine de finir tranquillement sa tasse, et sans tenir compte des interruptions de son amie, commença son récit.
C'était en 1965, la ségrégation était au plus fort comme tu le sais, et de nombreux crimes ont été commis. Des crimes qui étaient en fait de terribles injustices. Dans le village, il y avait un vieil homme nommé Job le pauvre. Il menait une existence plutôt tranquille et avait l'habitude de se promener tous les jours dans les bois comme toi.
Fit-t-il à l'adresse de Marion.
-Sauf que lui, il s'y promenait la nuit.
-Ha, je t'en prie Rufus, pas d'insinuation avec ça!
Intervient vertement Juliette.
-Mais ce ne sont pas des insinuations!
Se défendit-il.
- Ce ne sont que les faits, rien que les faits. Bref, tout ça pour dire que les gens ont commencé à trouver ça bizarre d'autant plus qu'on le voyait toujours avec une hache à la main.
- C'était pour couper du bois.
Se crut bon d'expliquer encore une fois Juliette.
Oui, bien, peu importe.
S'agaça Rufus.
-Toujours est-il que les gens ont commencé à se méfier inutilement
Il faut bien que tu sache, ma chérie, qu'il était très facile en ce temps-là de jouer sur la peur des gens. Et quand on jouait sur la peur des gens, cela conduisait bien souvent à des conséquences tragiques comme celle-ci.
Fit sa grand-mère. Le récit se poursuivit.
-Bon. Un jour, une jeune fille fut découverte morte dans les bois. On ne sait pas ce qu'elle faisait là, ni comment elle a été tuée. Toujours est-il qu'on a accusé Job du pauvre. Le malheureux n'avait pas de moyen de se défendre véritablement puisque les gens étaient à ce moment-là pris d'une frénésie. Tout le village était contre lui, les femmes restaient chez elles, et les vieux enjoignaient les mères à bien surveiller leurs filles le soir. Un soir, pour ne pas que ces crimes affreux se reproduisent, les villageois ont décidé de punir eux-mêmes le coupable. Seulement, pour s'octroyer un peu de « distraction », un petit malin avait décidé d'organiser cela sous forme de chasse à l'homme. Tu imagines bien la bataille que ça a dû être. Cela a eu comme conséquence la mort de ce pauvre homme. Tout le monde a participé à son lynchage public, et il n'est sûrement pas trouvé bien un pour regretter. Tu peux me croire. Au final, j'ai la certitude que ce pauvre homme était innocent.
Les crimes se sont arrêtés après
-Demanda naïvement Marion.
Non, je te le donne en mille. Ils ont massacré un innocent pour rien. C'est une bien triste affaire.
Conclut-t-il devant sa tasse.
- Et voilà bien pourquoi il ne faut pas en parler.
Déclara Juliette d'un ton définitif.
— C'est horrible!
Fit Marion pensive.
Mais quel est le rapport avec les légendes?
Fit-elle dubitative.
On dit qu'il reviendrait hanter ces bois quelquefois.
- Mais ce ne sont que des racontars!
Fit Marion en riant.
Ce ne sont peut-être que des racontars, mais il se passe des choses bizarres dans cette forêt; c'est moi qui te le dis.
Lui fit-il d'un air compliqué.
« J'irai demain à la forêt. »
Se dit-elle.
Le lendemain, comme le temps s'adoucissait, Marion décida de pousser plus loin la promenade cette fois-ci. Elle alla jusqu'au fin fond de la forêt, où coulait doucement le bruit des chutes d'eau. Un petit ravin se dessinait en contrebas. Marion décida de s'installer au bord de ce petit ravin où l'eau était la moins bruyante. Elle était depuis quelques minutes, quand elle décida de manger un casse-croûte dans la grande forêt tranquille. Peu après, un vieil homme vint s'asseoir près d'elle. Il avait l'air singulier avec son vieux chapeau de paille élimé, sa pipe en bois, non pas incurvée, mais plate. Marion remarqua qu'il ne portait pas de chaussure. Il ne sembla même pas remarquer sa présence; il restait assis là, apparemment très absorbé à sculpter une petite figurine en bois. Tout en sifflotant. Au bout d'un moment, il se tourna vers Marion et dit.
Les jours se sont adoucis en ce moment.
-Oui.
Fit Marion en acquiesçant.
C'est bien agréable par un temps pareil. Vous venez d'ici tous les jours?
Demanda-t-elle pour ne perdre le change. Le petit homme la regarda d'une drôle de manière avant de répondre.
-Oui, j'habite ici. Je me sens bien dans le calme de la forêt.
Marion écarquilla les yeux étonnés.
- De quoi vivait-vous donc alors?
Le vieil Hermite lui agita sous le nez ses figurines sans répondre.
sculpteur. Vous êtes sculpteur, c'est ça. Et vous les vendez?
Le vieil Hermite, encore une fois, ne répondit pas. Il préféra demander.
- Ça fait quelques jours que je vous observe, qu'est-ce qui vous a décidé à venir vous établir dans ce village?
Surprise par la question, Marion laisse échapper un petit rire gêné.
Ho et bien, c'est un changement de situation. L'entreprise dans laquelle je travaille tout récemment a fait faillite.
-Je vois.
Fit le vieil homme.
Mais je ne sais pas encore si je vais m'établir ici définitivement.
Ajouta-elle. Le vieil homme haussa les sourcils.
-Pourquoi ça?
-Hé bien...
Parce que vous avez peur de ne pas trouver d'emploi.
Fit-il sans lui laisser le temps de répondre. Marion étonnée fit oui de la tête. Elle ne pouvait concevoir que ce petit homme qu'elle connaît à peine, mais su discerner avec tant de lucidité que qu'elle même avait du mal à s'avouer. Elle lui expliqua donc toute la situation, comme si le flot de barrière qui entourait ses mots avait rompu. Elle avait une telle facilité à s'exprimer devant cet homme, qu'elle en fut la première surprise.
Quand elle eut fini et que le vieil homme n'eut rien à ajouter, elle demanda.
Pourquoi m'observiez-vous?
Je voulais me faire une idée par moi-même du genre de personne que vous êtes.
Lui répondit-t-il avec ce style direct bien particulier.
- Et qu'avez-vous pensé?
Demanda-t-elle de nouveau.
-Que vous êtes une bonne personne.
Dit-il après avoir réfléchi.
La discussion avec ce vieil inconnu faisait du bien à Marion sans qu'elle sache vraiment pourquoi. Elle décida de revenir dans la forêt chaque jour, et chaque jour elle retrouvait son petit vieux comme elle l'appelait. Il lui apprenait à sculpter des figurines en bois, et elle lui racontait des bribes de sa vie. Pourquoi elle avait décidé de quitter son village et comment elle était venue à occuper un poste de cadre en entreprise. Il écoutait alors tranquillement, puis il disait.
Les temps ont bien changé.
Ah oui?
Demandait alors Marion.
Comment c'était avant?
Les gens étaient moins pressés. On courait moins après le boulot, le temps, l'argent. On avait chacun sa propriété à cultiver, et ça nous suffisait. Quand on avait une bonne récolte, on avait une bonne récolte, et quand on avait une mauvaise récolte, eh bien, on emmagasinait les stocks des récoltes précédentes.
Marion se mit à penser rêveusement à ce temps et dit.
-Ça a l'air merveilleux !
Le vieillard la regarda d'un air songeur et dit.
Peut-être que c'est une vie comme ça que vous devriez tenter pour reprendre un nouveau départ.
– Je pourrais m'établir ici? Vous croyez qu'on me laissera toujours des terres en jachères?
-Pour ça, ne te tète pas.
Répondit le vieux.
- Mais peut-être qu'un travail en harmonie avec la nature, qui vous ferait sentir votre propre maître
-Vous voulez bien m'apprendre votre métier?
Dit-elle soudain avec entrain. Le vieil homme haussa les sourcils.
- Vous voudriez être sculpteur, pourquoi?
La jeune femme lui montra le petit ours qu'elle avait fait.
- Eh bien, ça me permet de me ressourcer et de donner du plaisir aux autres avec mes créations. Et si vous voulez, je peux même m'agrandir et monter un établi.
Voyant son enthousiasme, le vieil homme répondit.
- Et si ça ne marche pas, si vous vendiez à perte.
C'est pour cela qu'il nous faudra élargir notre offre, avec une scierie par exemple, nous pourrons proposer tout un tas de mobiles artisanaux.
-Nous ?
Remarqua le vieil homme.
Oui, je ferais de vous, mon associé!
Fit-elle.
Après tout, c'est grâce à vous que l'idée m'est venue, et c'est vous qui m'avez tout appris. Il n'y a après tout aucune raison pour ne pas en faire profiter aussi les autres. Cela ramènera beaucoup de touriste de plus ;
- Je ne tiens pas particulièrement à tenir un commerce, vous savez. Je préfère me tenir éloigné de la civilisation.
Bafouilla-t-il avec un sourire d'excuse en cherchant ses mots. Marion lui sourit avec indulgence.
Il n'y a vraiment pas de problème, vous gérez l'atelier à bois en amont, et moi, je m'occuperais de gérer la boutique et les ventes.
-Hum, et vous êtes sûr que c'est bien ce que les gens d'ici veulent, des touristes?
Objecta-t-il encore. Le vieil homme remarqua que ses paroles mêmes ne pouvaient entamer l'enthousiasme de la jeune femme.
Cela ne pourrait leur faire de mal en tout cas!
Très bien.
Dit-il.
- Si je ne m'établis pas en ville, je veux bien être votre associé.
Assure-t-elle. Et ils résolurent donc de monter leur entreprise artisanale. Il faut trouver l'emplacement d'abord. La question fut vite réglée, on la construisit sur le sentier menant à la forêt. Elle ne sera pas trop reculée comme ça, et cela permettra de garder la main mise sur la production de bois. En effet, il n'était pas question de faire appel à une entreprise intermédiaire. Ce serait leur entreprise à eux; ils étaient catégoriques là-dessus.
Quand le village s'aperçut de la nouvelle idée de Marion, il fut très étonné.
Mais qu'est-ce qu'elle fait?
Pourquoi décide-t-elle de construire une entreprise chez nous?
- Comment va-t-elle faire pour la faire tourner toute seule?
Va-t-elle privatiser son entreprise à de grandes compagnies?
Jusqu'à sa grand-mère, qui ne comprenait pas, et qui était dubitative.
-Tu sais, ma chérie, tu n'étais pas obligée de trouver un travail aussi physique et pénible.
Marion souriait alors avec indulgence, et lui parlait pour la rassurer.
-Ne t'inquiète pas, je sais que ça a l'air fou et insensé comme projet, mais j'ai bien réfléchi avant de me lancer et, c'est vraiment ce qui me plaît.
À mesure que les travaux avançaient, on se représentait bien le projet fou et insensé que cette entreprise avait. Les planches en bois nécessaires à la construction de la boutique étaient elles-mêmes coupées à l'aide d'une raboteuse et poncées au moyen d'un bon papier de verre à grains moyens d'abord, puis fin ensuite. Aux abords mêmes de la forêt. Marion travaillait en effet, avec un entrain et un dynamisme qui dépassait tout entendement. On se disait alors tout bas qu'elle était atteinte de folie elle aussi, car quand on lui demandait d'où lui venait cette idée presque incongrue, elle répondait.
- C'est mon ami de la forêt qui m'a guidée sur ce chemin.
Or, un jour, la boutique fut entièrement construite. Elle était charmante avec son air de petit chalet douillet et ses petites fenêtres en formes de cœur de chaque côté de l'entrée. Tous étaient en bois de frêne, poli, de ce joli bois qui peut paraître cendré, et qui est aussi fin que résistant. Son petit écriteau où était écrit en rouge sur le bois « Bienvenue au chalet de Marion». La boutique était assez grande, toutefois, pour contenir une dizaine de clients. Il régnait une atmosphère confortable, induite par les étagères fines, les accessoires et figurines qui y étaient tranquillement entreposées, et enfin, le large choix d'objets en bois, de toutes les formes, toutes les tailles et de toutes les couleurs qu'on pouvait y trouver. Des simples sabots, aux barreaux des berceaux. Tous y étaient prêts pour la vente, et semblaient dire, « Nous sommes prêts pour la vente maintenant». Mais les gens ne venaient pas, ne s'arrêtaient pas.
- Évidemment, il ne peut pas avoir de monde. La saison touristique n'est pas encore là.
Fit remarquer Marion avec pertinence, lorsqu'on lui posait la question.
Un jour, qu'elle se réchauffait devant une bonne tasse de thé préparé par sa grand-mère, elle dit.
- Et si cela ne marche pas. Mon ami va être tellement déçu, cela va être une catastrophe!
Envoyant sa petite fille s'abattre, Juliette dit.
Peut-être qu'il vaudrait mieux oublier cette histoire de vieil homme, ma chérie, cela t'a probablement conduite à ouvrir toute seule, cette boutique artisanale. Et c'est une bonne chose.
Ajouta-t-elle en voyant que sa petite fille allait protester.
-Mais j’ai peur que cela te fasse du mal.
Mais il existe grand-mère! Je l'ai déjà vu.
S'écria-t-elle.
-Ho, ma chérie, tu sais très bien qu'il n'y a personne qui vit dans la forêt.
Lui dit-elle du ton qu'on prend pour raisonner un enfant, tout en lui caressant les cheveux.
Lorsqu'elle revient dans la forêt trois jours plus tard, elle se confie à son ami.
-Je t'avais bien dit que les débuts risqueraient d'être compliqués et que personne ne croirait en nous.
Lui dit-il.
Mais enfin, il faut bien se rendre à l'évidence!
S'écria-t-elle exaspérée.
Patience, un peu de patience. Un jour, tous les habitants d'ici finiront bien par reconnaître ton mérite, et ils te seront reconnaissants de tout ce que tu as fait pour eux.
Dit-il pour l'apaiser. Et ces paroles eurent un effet réconfortant immédiat sur Marion, et effectivement, quelques jours après le retour du beau temps, trois voitures s'arrêtèrent près de la petite boutique de Marion.
-Ho, mais comme ils sont jolis! !
S'écria une dame aux cheveux blonds en entrant.
- C'est vous qui avez fait tout ça?
-Oui. Et s'ils vous plaisent, vous pouvez les emporter.
Lui répondit avec un sourire Marion.
- Je vous fais un paquet?
Non, ce n'est pas la peine. Merci. Au revoir.
- Au revoir.
À partir de ce jour, les clients arrivèrent de plus en plus, ils venaient, et ils repartaient conseillant alors à leurs amis et connaissances, cette merveilleuse petite boutique qui ressemble à un petit chalet pour tout ce qui est vente de figurine, souvenir et objet en bois. Les commandes se sont élargies d'ailleurs de la simple figurine ou jouet en bois, aux matériaux, cadres en bois, sommiers, plan de travail et même, mobiliers utilisés lors des travaux de bricolage.
Les commandes ne cessaient d'affluer et Marion, quoique légèrement dépassée, était heureuse, car ses affaires marchaient bien et même très bien, puisque leur réputation s'étendait même à l'étranger. Ils pouvaient vraiment être fiers d'eux.
Peu à peu, leur renommée grandit, et on commence à se poser des questions dans le village.
« Finalement ça marche».
« Elle est p'tète bien capable de tenir le coup toute seule après tout».
« Elle va nous ramener des touristes, et pour cela, c'est une bonne chose pour nous tous! »
Disait-t-on partout, et on les laissait faire, car cela allait profiter à tous.
Trois ans plus tard, la petite boutique de Marion avait pris tant d'ampleur qu'elle avait relancer l'économie du village. C'était maintenant devenu une étape obligatoire dans son voyage, les touristes qui y venaient, restaient, et avaient la possibilité de prendre une chambre d'hôtes pour la nuit ou la semaine, d'y manger une très bonne tourte ainsi qu'un café au lait, chez Marie's coffe, et de visiter si ils le souhaitent la forêt, ou bien, la grotte ou l'on peut trouver d'après les dires, la plus grosse chauve-souris au monde, Attraction aussi douteuse que local, qui fait, pourtant la fierté de tout les habitants.
Mais celle à qui ça avait le plus profité, c'était Marion. Sa petite boutique s'était agrandie et elle jouissait toujours d'une bonne réputation. La clientèle n'ayant pas baissé, et même au contraire plus que triplé, Marion et Job pouvaient ainsi rentrer dans leurs frais. Comme convenu, Job restait caché dans la forêt, et tous les succès revenaient à Marion. Elle ne pouvait s'empêcher de trouver ça injuste, et quand elle décida d'en faire part à son humble associé, celui-ci se récriait.
-Quelle injustice? Tu me verses un salaire en tant qu'associé et me laisse sculpter tout à ma guise comme convenu. Il n'y a pas d'injustice ici. Je préfère largement rester dans ma petite forêt.
Marion trouvait ça singulier de la part de son vieil ami, d'autant plus qu'il y mettait un point d'honneur à ne pas sortir de la forêt, qu'elle était presque gênée de devoir fêter ça toute seule. Enfin, elle se résigna.
« Après tout, les ventes sont en hausse. »
Se disait-elle pour se consoler.
Ce ne fut que trois semaines plus tard, lorsque des journalistes sont venus dans le village pour y interviewer Marion, que celle-ci fit une découverte étrange en se plongeant dans les vieux articles de journaux.
-Mamie. Ce sont des anciens articles qui parlent de vous?
Oui, ma chérie.
Fit sa grand-mère en se retournant.
Voici comment notre petit village était il y a 58 ans.
Dit-elle avec fierté en montrant du doigt le papier un peu jauni. Une place sur laquelle on voyait une fontaine, quelques maisons en bois, et les champs derrière.
C'était loin d'être une vie aussi agitée et aventureuse que celle que vous autres jeunes pouvez vivre aujourd'hui. On ne sortait pas vraiment de ce petit boui-boui, et il n'y avait pas tellement grand chose à faire tu sais, mais c'était le bon vieux temps. On travaillait et en hiver, on avait du grain et des légumes pour faire une bonne soupe. Et on passait l'hiver comme ça. On ne faisait pas de profits, chaque fois qu'un voisin avait besoin de quelque chose qu'il n'avait pas, il venait frapper chez l'un ou l'autre d'entre nous, et nous lui offrions ce dont il avait besoin. Ainsi, les gens ne manquaient de rien en ce temps-là. Il n'y avait pas toutes ces idées capitalistes sur la propriété et les biens privés. Chacun possédait sa terre et nous n'étions pas non plus pollués par tous ces pesticides.
Fit-elle avec une grimace de dégoût.
- Bien sûr, tout était prohibé en ce temps-là, et nous ne mélangions pas, mais dans un sens, nous vivions quand même une époque moins troublée qu'aujourd'hui.
Conclut-elle avec un petit mouvement de tête. Nostalgique, elle semblait prendre beaucoup de plaisir à se replonger dans ces souvenirs, mais cette fois, Marion ne l'écoutait pas. Interdite, elle pointait du doigt le visage d'un homme sur la photo.
-C'est lui!
S'écria-t-elle.
- C'est lui, Mamie, l'homme que j'ai vu dans la forêt.
Mais enfin, ma chérie, c'est impossible.
Lui dit doucement sa grand-mère.
Il est mort il y a plus de cent cinquante ans maintenant.