Je pensais à Magda, à l’une de ses répliques les plus « brillantes » dans le livre que j’écrivais : « Les femmes te tueront, ce sera le prix de ta fascination pour les Veuves Noires ».
En effet, mon Héros de papier était dans une quête permanente, quasi-obsessionnelle de ces femmes d’âge mûr, mais encore pleines de charmes, pleines d’attraits, ces femmes d’expérience qui font de leur sombre désir un violon d’Ingres, de leur rubescent plaisir une manière d’œuvre d’art. Boris, en effet, hantait les salles glauques des casinos où ces Belles jouaient à la roulette, comme elles jouaient leurs propres vies, misant tout sur le Rouge (l’Amour) ou bien le Noir (la Mort) car ces « Belles de nuit » étaient à la recherche d’un absolu qui les comblât, ce à quoi n’avaient pu les conduire leurs défunts maris. Plus d’une avait été soupçonnée, soit d’avoir fait ingurgiter une boisson léthale à son ancien compagnon, soit de l’avoir précipité dans le vide, lorsque, tel « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », distrait du monde et des choses, il devenait soudain si facile, à l’aune d’une simple impulsion de l’index, de le conduire à trépas. Invariablement toutes les enquêtes avaient conclu à des empoisonnements volontaires des victimes, un suicide donc, ou à un vertige fatal qui aurait attiré sa proie, car en plus d’un vice fiché au plein du corps, ces Aventurières étaient douées d’une intelligence hors du commun.
Cette faculté tout entière, elles la destinaient à l’accomplissement de leur vice qui, somme toute, n’était que l’envers de leur vertu, de leur piété car, il n’était nullement rare qu’au détour de quelque forfait sanglant, ces Pieuses Destinées n’allassent prier dans quelque église ou sanctuaire à l’ombre desquels elles faisaient pénitence, leur acte de contrition le plus habituel consistant, dans le silence du lieu, à boire de longues rasades de Chartreuse ou bien à feuilleter quelque revue coquine où elles prélevaient les détails scénographiques dont elles s’inspireraient afin d’honorer dignement leu prochain martyr.
Je te vis, mais te voyais-je encore, seulement le tour bleu de tes lèvres qui ressemblait étrangement aux plis ourlés de ta vulve, je te vis donc habitée d’un sourire qui en disait long sur la qualité de ta pulpeuse jouissance, tes chairs s’animaient d’étranges convulsions, ton regard de braise me touchait en plein cœur, je me débattais dans ton antre libidineux mais plus je m’agitais, plus je sombrais en de ténébreuses conques abyssales. Il y avait comme de curieux et doucereux flagelles qui butinaient mon corps, parfois je sentais la succion insistance d’une ventouse, parfois l’enroulement, autour de mon sexe, de filaments que j’imaginais être ceux d’une maléfique hydre commise à ma fin. J’avais beau me débattre, essayer de crier, les sons de ma voix, comme dans les mauvais rêves, éclataient sur mes lèvres telles de risibles bulles crevant l’eau lourde des marais.
Oh, oui, alors, ma Geôlière devait bien s’amuser, se repaître de mon désarroi, jouir pleinement de la puissance terrible qu’elle déployait à mon encontre. Je me savais en sursis, mais, comme tout condamné à mort, tant que ma tête reposait sur le billot, qu’elle n’était pas tranchée, j’espérais quelque miracle qui m’ôterait des griffes de mon bourreau. Conservant encore un brin de lucidité, je me demandais pourquoi « bourreau » était du genre masculin. En l’occurrence le féminin remplissait son office à merveille. Je m’enfonçais doucement dans la grotte primitive, éprouvais des sensations évidemment inverses à celles ressenties par un nouveau-né. Je retournais à un lieu originel qui, peut-être, me dirait son mystère. Ce serait la contrepartie des douleurs qui m’étaient infligées.
Bien près de disparaître de la surface du monde et des choses, dans un ultime élan d’énergie, pensant sauver ma peau du désastre, je m’entendis articuler haut et distinctement cette tragique supplique :
« Magda, je t’en prie, tire-moi donc de ce mauvais pas. Je te le rendrai au centuple ».
Au-dessus du gouffre qui me retenait prisonnier, le visage hilare de Magda m’apparut, armé d’un sourire grinçant :
« Boris, je te l’avais toujours dit que les femmes te perdraient. C’est bien toi, écrivain indigent qui m’as métamorphosée en Veuve Noire, le seul destin que tu aies remis entre mes mains tel le plus précieux des dons. Boris, ta fin est venue avant même que tu ne mettes un point final à ton roman. Le titre que tu cherchais vainement, le long de tes nuits blanches, le voici, je te l’offre en guise de viatique : « Douce sera ma mort ». Oui, Boris, tu as joué, tu as perdu ! Je fleurirai ta tombe au Père Lachaise. Un bouquet d’immortelles, Boris. D’immortelles, m’entends-tu ? »